Tout va bien. Il fait un temps superbe sur le Jura et l'express-tramway qui relie Lyon à Frankfurt croise quelques skieurs facétieux. J'admire leur bronzage et la blancheur de leurs sourires épanouis. Dans mes oreilles tourne l'interview que j'ai enregistré le matin-même avec les membres de Câlin, et moi-même je me sens merveilleusement bien.

Berlin est superbe à cette époque de l’année, Yugo Solo ne m’avait pas menti. Et si je regrette de ne pas avoir été me promener dans la Spandauer Forst, j’ai passé un agréable moment à ses côtés. Finalement, l’homme qui a fait la décennie 2010 sur le plan musical est resté simple et avenant. Nous sommes en 2021, et Universal réédite Black Chinese II dans une version redux – avec quelques bonus coupés en studios que je n’avais pas eu l’occasion d’entendre quand j’ai réservé mes billets pour Lyon (où j’ai rencontré Francis Fruit) puis l’Allemagne, par le rail.

Un album disque d’or au 1er Janvier 2012 et maintes fois copié, détourné, samplé, remixé… Nul ne savait à l’époque qu’il ouvrirait la voie à tant d’autres, comme Daft Punk avait ramené le disco, ou les White Stripes les guitares, 10 ans avant eux. Le disque qui assumait enfin la musique comme un produit. Accessible, ergonomique, parfait. Le disque qui parvenait à faire ce pas ultime et encore trop décrié : être un produit consumériste dans une époque où on ne vendait plus rien à personne. La musique bankable était jusqu’alors jetable ; le reste était consommé en masse, en même temps qu’on marchait, joggait, conduisait, faisait les courses. Celle de Câlin est devenue parfaitement adaptée à tout cela.

Le générique d’un film d’entreprise qui gagne à faire de vous des winners. Une pub pour des armes automatiques. Tout cela à la fois et une décennie de réussites ambitieuses. Mais au moment où commence le fichier numérique, nous sommes assis en terrasse malgré le froid. Il est en face de moi, digne et puissant… Une bière aux reflets mandarine côtoie mon enregistreur sur la table du balcon et je regarde chacune des bulles remonter à la surface laiteuse comme 99 ballons s’envolant dans un ciel satisfait. Contenté. Content.

Donc bonjour Yugo – euh, je peux vous appeler Yugo, ou vous préférez que j’en reste à Mad Marx ?

Faites ce qui vous semble juste.

Donc ma première question concerne votre état d’esprit à l’époque de l’enregistrement. On vous a prêté beaucoup de postures à sa sortie, tantôt moqueur et anti-libéral tantôt pro-patronal quasi militariste…

Au risque de choquer, Câlin n’était pas véritablement à la base un projet politique. Bien sûr, on ne pouvait pas contourner des débats de fond tels que « la nostalgie est-elle un libéralisme ? », « les années 80 sont-elles une esthétique ? », « Nena ? »… Nous avons fonctionné par argumentaires contradictoires. Pour être sûrs d’explorer toutes les pistes. Nous nous sommes astreints à ne lire aucun commentaire d’Alain Minc, ou de Frédéric Lordon. Nous avons avancé vers une épure idéologique. La transcription brute d’une doxa inconsciente, que personne n’a pour l’instant totalement réussi à appréhender. Nous compris.

Votre musique a révolutionné par son acceptation d’être aussi accessible, aussi consumériste. Après Myspace et tous ces trucs, tout le monde voulait être une star ; vous, vous aviez ravivé la fierté de l’efficacité, la beauté plastique.

Ce consumérisme n’est qu’une façade dont nous surgissons dès que le climat médiatico-financier est orageux – nous adorons nous ébrouer sous les intempéries… [NDA : Malgré les images complexes, Yugo parle simplement. Dans mes oreilles sa voix est affirmée, confiante.] Dans les faits, notre activité dans la sphère virtuelle a démenti toute démarche mercatique : nous proposons nos 64 albums en libre téléchargement sur le site de notre coopérative artistique à peu près solidaire [NDA : L’Amicale Underground], et nous entretenons même une page Myspace – nous sommes les derniers à y croire encore, par nostalgie peut-être ? Voilà pour le fond. Pour ce qui est de la forme, nous avons cherché une énergie directe, en quête non pas de sens mais de notre propre vérisme musical, un mélange de nos envies, nos souvenirs, nos frustrations du moment, nos sautes d’humeur… Plus le résultat nous faisait peur, plus on progressait.

On vous a taxé à la sortie de faire à nouveau du clavier « à la Carpenter », du 80’s, mais je trouve que vous n’aviez pas ce son-là, pas cette nostalgie en tout cas.

Je ne vous apprends rien en disant que depuis des dizaines d’années, de toute façon, dès qu’on entend du synthé dans un morceau plus ou moins électro, on ressort la dépouille de ce pauvre John. Alors qu’il n’est toujours pas mort. À croire qu’il était le seul à posséder un synthé dans les années 80. Passons… Vous avez raison, nous ne mangions pas de cette madeleine sonore. Carpenter tendait lui aussi vers une certaine épure, mais entièrement au service d’une construction dramatique à laquelle nous ne souscrivons pas. On se laissait aussi une plus grande marge de manœuvre en fonction des possibilités de notre matos, finalement assez cheap.

C’est vrai, l’inverse d’ Etienne Jaumet – avec qui vous n’avez d’ailleurs jamais voulu enregistrer ?

Malgré toute la sincère affection qu’on peut avoir pour sa musique, il y a deux problèmes insurmontables avec lui. Déjà, il avait ce projet d’hommage aux bandes originales de Carpenter ; on n’a pas envie de cautionner cette référence, je ne reviendrai pas là-dessus. Ensuite son prénom, qu’il partage avec l’un de nous deux, ça risquait de provoquer des quiproquos qui me consternaient d’avance. Enfin, ses choix de pulls qui annihilent toute capacité de concentration – notamment celui qu’il portait à la Route du Rock 2011… (rires) Au temps pour moi, ça fait trois problèmes insurmontables. (ha non mince, il n’y a que moi qui rit sur la bande)

La boîte à rythme est dure, traçable. Comme la grosse guitare sur Le Foot c’est Le Pied, bien virile. D’ailleurs cette voix super haut perchée, c’est une idée soufflée par Klaus Meine [de Scorpions] ou c’est venu de votre goût pour Klaus Nomi ?

Le contraste entre cette surdose de cordes testostéronées et la puissance toute relative de la voix dans les aiguës nous a fait pouffer. Nous n’aurions jamais osé faire ne serait-ce qu’un clin d’œil à Klaus Nomi, personne ne pourra jamais dépasser l’utilisation qui a été faite de sa musique dans la première scène de cabaret d’Akoibon.

C’est vrai que, niveau voix, c’était parfois limité, malgré le vocoder et tout ça.

Ce n’est pas très gentil pour nos invités, ce que vous dites.

(J’embraye) C’est ça qui vous a conduit à enregistrer Golden Sneakers avec Sebastien Tellier, puis le EP avec Fever Ray ?

Pour Tellier, on précise qu’on n’adhère absolument pas à son projet de mouvement proto-raëlien autour de la couleur bleue ; on se doutait dès le début que ça allait finir en suicides collectifs. C’est dans une certaine mesure comme la musique de TTC : au début, ça te fait rire, puis plus du tout quand tu réalises qu’en fait les mecs sont sérieux. Pour Fever Ray, c’était avant tout pour effacer le souvenir désastreux de la prostitution de leur musique dans l’horrible Les Amours Imaginaires.

C’est dommage que ce ne se soit jamais fait avec Mohini Gesweiller…

Mohini a pris le bon virage après Sex in Dallas, c’était une reconversion tardive mais juste. Et nous sommes très attachés à la notion de justice.

Et vous auriez…

C’est tout ce que je peux vous dire sans la présence de mon avocat.

Parlons de RIEN, projet tué en 2014. Son manque de succès comparé à la réussite fulgurante de Câlin ne vous laisse pas un goût amer ?

Tout ce qui amène une impulsion positive à l’Amicale Underground nous ravit. Après, Rien s’est réuni de façon informelle pour contempler le diaporama Powerpoint de la production de Black Chinese II. L’écran de la colonne « Recettes » a recueilli des applaudissements polis.

Après « Black Chinese II », on se souvient bien sûr de la B.O. du remake de Top Gun réalisé par Tom Cruise. Comment s’était fait la rencontre ?

Sébastien Tellier, lors de la phase de maturation de son projet plus ou moins communautaire, s’est un temps intéressé aux préceptes de Ron L. Hubbard. Il a rencontré Seal, mais son rang dans l’Église de Scientologie n’était pas assez élevé à son goût. Tom Cruise, à ce moment-là, tournait dans l’adaptation de la comédie musicale Rock of the Ages, sur la musique rock américaine FM pute des années 80 ; il était dans une phase d’accessibilité aux communs des mortels et a proposé ses services à Tellier. Pendant la réunion, on était prostrés dans un coin, à bouffer des Pringles à la chaîne. Au bout d’un moment, Tom Cruise nous a regardé, est parti dans l’un de ses fous rires tonitruants, nous a fait baisser les yeux en hurlant « I love those guys ». (rires – moi encore, et je ne saurais bien dire pourquoi) On a signé une clause de confidentialité sur la suite des événements. Tout ce que je peux vous dire, c’est que la grille de lecture homo-érotique n’était pas aussi claire dans le scénario original.

Sans être indiscret, je me suis laissé dire que Les Filles C’est Du Chinois avait été écrit pour Sofia Coppola… ?

Personne, et je dis bien personne, ne s’est remis de sa performance spectaculaire dans Le Parrain III. C’est le mètre étalon auquel tout un chacun se réfère dès qu’il entame un semblant de carrière artistique. On a forcément eu cet élément en tête en se lançant dans la confection de l’album, notamment ses flirts mutins avec Andy Garcia qui joue son cousin dans le film. Un côté consanguin qu’on retrouve aujourd’hui dans ses liens avec la mafia versaillaise, avec laquelle nous n’avons jamais frayé – on est allé une fois à un concert de Phoenix, et la meute anonyme de ce public adolescent en plein binge drinking sur une musique qu’on va qualifier d’éthérée pour rester cordial, nous a terrorisé. J’arrête là : la dernière fois qu’on a bitché sur ces gens-là, on s’est réveillé avec la tête de Fuzati dans notre lit.

Ce que vous regrettez le plus sur cet album en train de devenir un classique, ce serait plutôt les paroles en français sur Les Filles…, le manque de moyens ou la synthé-world music sur Don’t Worry Habibi ?

Le film Black Chinese II. John Simpson s’était donné des moyens pour réaliser l’un des pires blockbusters jamais conçus, et il y est parvenu. C’est à la fois un objet méta-vaseux dont les références s’annulent en permanence, et l’apogée du cynisme commercial dans sa nudité la plus obscène. Quelque part, cette inconscience était beaucoup trop en avance sur son temps.

Enfin, en 2011 aviez-vous conscience d’enregistrer le renouveau d’une musique qui stagnait entre le dancing et le bar glauque pour créer la musique de salle de muscu, de voiture, de la vie moderne ?

Non. Toute la base de Câlin repose justement sur l’inconscience. Et notre amour, notre passion pour la justice.

Merci Yugo…

Et jusqu’à ma correspondance Lyon-Méditerranée, j’ai mille fois repensé à « l’apogée du cynisme commercial », en sifflotant dans ma tête la partition de la beatbox Roland TR-quelque-chose sur Black Chinese (End Titel). Celle-là même qui ouvrait l’album en même temps qu’une décennie de plaisir simple à prix prohibitif.

Câlin // Black Chinese II // L’Amicale Underground
Nouvel album en libre téléchargement en cliquant ici

CÂLIN – Le Club de la Destinée by L’Amicale Underground

11 commentaires

  1. Coupé au montage : une conversation autour de Supercopter, Tonnerre Mécanique, Firefox, et K2000.
    Quelques indiscrétions de plus sur Sophia et Jaumet. Des histoires de (non)-fric. Et quelques conseils pour gagner une partie de fléchettes.

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