“Voyage au bout de l’enfer en quatre minutes”. C’est ainsi qu’un contributeur du forum Backstreets encensait récemment la face B de "Born in the USA": "Shut out the lights". Dans un essai qui vient de paraître, "Broken heroes", Vanessa Hélain a décidé d'analyser le rapport entre le Boss et le septième art.

Entre Bruce Springsteen et le cinéma, la connexion est évidente à plus d’un titre. Des séries B pour drive-in aux grands classiques de l’âge d’or hollywoodien, les films ont nourri l’auteur de chansons presque autant que la musique. Comme le signale judicieusement Vanessa Hélain, il n’y a pas eu dans le parcours cinéphile de Bruce de révélation de l’acabit du passage d’Elvis au Ed Sullivan show, mais une influence continue et diffuse qui n’a fait que s’amplifier au fur et à mesure que le jeune homme mûrissait et, donc, se cultivait; Broken Heroes est l’occasion de se rappeler que le manager Jon Landau fut un passeur décisif, faisant découvrir à son poulain Flannery O’Connor aussi bien que La nuit du chasseur. En retour, le cinéma a été influencé par Bruce Springsteen plus que par n’importe quel autre chanteur. Ce même si, contrairement à Frank Sinatra, Dranem et Kris Kristofferson, le chantre du New Jersey n’a mené aucune carrière d’acteur. C’est une communauté d’inspirations que Broken heroes s’attache à décortiquer.

Le “Are you talking to me?” de Taxi driver qui aurait été piqué à Bruce Springsteen après que Robert de Niro l’eût vu sur scène.

Pour ce faire, Vanessa Hélain suit un plan simple et clair: celui de la chronologie. Des premiers disques foisonnants où, au détour d’une ligne, surgissait le fantôme de Brando jusqu’à la chanson composée l’année dernière pour Thank you for your service qui prolonge clairement l’album engagé Magic, l’auteur montre comment le septième art a infusé chaque opus de Springsteen. C’est l’occasion de parler western, d’évoquer la splendeur trop peu évoquée de Incident on 57th street dont le lyrisme s’apparente à celui du grand Nicholas Ray, de rappeler l’existence de John Sayles ou encore de mentionner plusieurs anecdotes cruciales mais méconnues: le “Are you talking to me?” de Taxi driver qui aurait été piqué à Bruce Springsteen après que Robert de Niro l’eût vu sur scène. Ou encore le fait que le tube d’entre les tubes Born in the U.S.A doit son titre à un scénario de Paul Schrader. Le fameux exégète de Ozu ne tournera son film que cinq ans plus tard, renommé en Light of day. Reconnaissant, Bruce lui composera la chanson titre, un de ses rocks les plus endiablés.

Tel Ennio Morricone dans un de ses rarissimes éloges adressés à un musicien autre que Giuseppe Verdi, on a souvent parlé, à propos de l’écriture springsteenienne, de narration cinématographique. Et il est vrai que la richesse imaginaire et le rythme elliptique de chansons comme Racing in the streets, Atlantic city et This hard land en font des embryons de films. C’est tout naturellement que Sean Penn a transformé Highway patrolman en Indian runner. Cas à peu près unique d’une chanson adaptée au cinéma dont madame Hélain retrace l’amusante genèse.

Si j’avais une réserve à formuler à propos de ce livre que j’ai dévoré en moins de deux jours, ce serait pour déplorer la timidité de l’auteur. D’abord, Vanessa Hélain cantonne sa démonstration de l’influence du cinéma sur Bruce Springsteen aux textes de ce dernier. Certes, agir ainsi lui permet de garder les pieds sur terre et d’éviter les délires dans lesquels se complaisent tant de plumitifs français. Mais tout de même. L’analyse musicale serait bien sûr plus impressionniste – donc plus discutable – que l’analyse littéraire mais l’harmonica dans The river n’est-il pas comparable à un fondu enchaîné? L’introduction tambourinante de Roulette ne plante t-elle pas magistralement le décor du film post-apocalyptique à venir? Si elle s’était laissé davantage aller à faire parler sa sensibilité d’auditrice, je gage que Vanessa Hélain aurait été encore plus passionnante à lire.

Les liens entre Bruce Springsteen et le cinéma sont tellement riches que Vanessa Hélain pourrait écrire un Broken heroes 2.

Ensuite, un peu plus d’audace dans le traçage des contours du cinéma d’inspiration springsteenienne n’eût pas été malvenu. West side story, La griffe du passé, Thunder road, Né un 4 juillet, Macadam à deux voies, La balade sauvage, Les raisins de la colère… sont des évidences qu’il est bien sûr nécessaire de détailler dans un livre sur le sujet. Mais je me permets de suggérer à madame Hélain quelques films supplémentaires où la tonalité springsteenienne m’a frappé de façon plus aiguë que dans La prisonnière du désert ou Sur les quais:

– Les Vitelloni de Federico Fellini
– Victime du destin de Raoul Walsh
– Straight time de Ulu Grosbard (ce titre, déjà!)
– Blood brothers de Robert Mulligan (ce titre, bis!)
– Falling in love de Ulu Grosbard (comme beaucoup de Français, notre exégète réduit Springsteen à son bardisme de l’Amérique, dimension capitale mais non unique d’un artiste dont le disque consacré aux relations conjugales –Tunnel of love– est également superbe)
– Sport de filles de Patricia Mazuy

De surcroît, tous ces films sont très bons à part le décevant Falling in love.

De toutes façons, les liens entre Bruce Springsteen et le cinéma sont tellement riches que Vanessa Hélain pourrait écrire un Broken heroes 2. Elle pourrait aussi y rappeler que Darkness on the edge of town devait initialement s’appeler American madness en référence au trépidant film de Capra, compléter son avant-dernier chapitre en évoquant Missing qui fut donnée à Sean Penn pour Crossing guard, et parler d’un échec du boss : sa chanson composée pour Harry Potter et rejetée par l’intraitable J.K Rowling. Vivement !

 Broken Heroes de Vanessa Hélain, aux éditions Rouge Profond

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