Dans le jargon du cinéma ou d'ailleurs, on dit rarement « sage comme une image de Bruce Labruce . Des photos aux longs métrages, l'artiste canadien a fait le tour de la question avec un grand Cul (déviant) - homosexualité, zoophilie plastique, nécrophilie, fétichisme, trans, SM, hétérosexualité... - mais il lui restait une dernière carte tabou, celle de la gérontophilie. C'est désormais chose faite avec son dernier long métrage "Gerontophilia", premier film de l'auteur autorisé aux personnes de 7 à 107 ans (pas façon de parler). La rencontre avec le troisième âge a-t-elle rendu le fils de Kenneth Anger et de John Waters plus vieux et plus sage ?

gerontophilia_affiche_400x533_ok.inddDans le cinéma, et dans l’art plus généralement, on parle d’une œuvre de la maturité, comme une façon d’imaginer un point de bascule vers le fameux passage à l’âge adulte. Dans la filmographie d’un auteur, c’est grossièrement la limite entre une synthèse des précédentes… « propositions », terme qui prend ici tout son sens, sa dimension, et, dans un même mouvement miraculeux, son accomplissement définitif. La maturité va de pair avec un paquet de grands mots comme sagacité, sagesse, sérénité ; elle renvoie aussi à des idées moins grandioses de perte de vitesse ou de mort proche – qui, dans la vraie vie, posées comme telles, ressemblent finalement plus à des notions qu’on veut laisser de côté, des… gros mots. Comme la vieillesse ? Exactement pareil.

Bruce Labruce, 50 ans, sort Gerontophilia sans gros mots visuels à l’intérieur (aucune fornication nécrophile, par exemple, contrairement à dont on pouvait s’attendre). D’abord parce que le sujet-pitch-à l’intérieur-du-titre (comme Nymphomaniac récemment ou pas mal de pornos), remplit amplement le contrat de départ de subversion. Si tant est que, pour Bruce, la vocation première soit la provocation. Elle l’est, un carburant, une essence pour ce punk pas rangé des voitures.

Justin Stewart de son vrai nom – le palindrome syllabique Bruce Labruce pour éviter jadis les brouilles avec la justice – est un vieux de la vieille en matière provocation. Il est à côté de moi, très serein derrière ses lunettes fumées, en face de celui qu’on pourrait croire être son fils, Pier-Gabriel La Joie, le premier rôle de Gerontophilia. Non pas parce qu’il y aurait une quelconque pointe de ressemblance dans le visage ou dans l’expression de Pier-Gabriel mais parce que la façon dont Bruce en parle prend incontestablement un élan de paternité à priori insoupçonnée. Et ce rôle est d’autant plus marqué lorsqu’on sait que Bruce s’est occupé d’une partie de l’éducation sexuelle de son poulain ; avant le tournage, le jeune garçon ne savait pas ce qu’était le fétichisme ni la gérontophilie. Nihiliste et romantique, ça, Bruce l’a toujours été. Bienveillant et ironique, okay, depuis le début de sa filmo. Potache et très premier degré, absolument. Mais à la différence des grands guignolesques zombies et autres freaks de ces précédents manifestes, il lui fallait en user suffisamment, du premier degré, sur un thème pareil ; non pas pour choquer mais pour surprendre ; et ce, autant sur son orientation nouvelle – son premier film familial ?! – qu’au niveau de l’histoire, sur le papier trop grosse pour être réaliste (sic), donc potentiellement remuante.

Hospice and love

photo_hd_04L’histoire ? C’est celle d’amour entre Lake, un très bel éphèbe qui vient tout juste de passer du côté de l’âge adulte, et Mr. Peabody, un homme de quatre fois l’âge de Lake, qui passe le plus sombre de son temps au lit; un « patient », oui, de la mort, pas la petite, la grande, la vraie, celle qui fait basculer plus haut encore que le septième ciel ou plus bas que l’underground. Lake se trouve dans la vraie vie, avec sa petite amie Désirée (la vraiment très désirable Katie Boland) une relation pépère, pourtant il préfère entretenir dans un réel parallèle, comme un fantasme irrésolu, une relation avec pépère. Pier-Gabriel : « On voulait que ce soit naturel et qu’il y ait une forme d’innocence ; ma première apparition au cinéma a contribué à rendre le résultat crédible. Le personnage de Lake a une sensibilité qui fait qu’il se sent très concerné par le traitement des personnes âgées au sein de l’institut dans lequel il travaille : l’amour est alimenté par la compassion ; ça commence par des échanges sexuels puis ça se développe à l’intérieur de lui sous forme de sentiments très forts ; c’est ce qui fait la beauté de la relation. » Si, pour traduire, besoin est d’être plus explicite : on est pas chez Matzneff et les idylles adolescentes sexy d’un homme mature qui pourrait en être le père ; pas dans un film sur les périples sentimentaux entre une couguar et un post-ado avec un nombrilisme soutenu par des abdos ; encore moins à reluquer par la petite lorgnette des bunga bunga entre hommes de pouvoir « vieux renifleurs de chattes »avides de domination sur de la chair encore fraîche. Non, le film tient les promesses de son titre, on est en plongée à l’intérieur même de l’hospice, un lieu encore pire qu’un cimetière puisque ce n’est pas la tombe qui est de pierre, mais bel et bien le cœur de ceux qui l’entretienne.

Sauf celui de Lake, donc, ce qui valide son étiquette de « Saint » dans le film. A la fois empathique et plein de fascination pour l’homme d’expérience qu’est Mr Peabody, Lake tord le cou à l’idée selon laquelle les plus belles histoires d’amour filmées sont celles qui s’avèrent impossibles, vouées à l’échec. Ici, c’est l’amour en tant que tel voué à un vieux qui est censé l’être, impossible, par nature…sociétale ; si le sexe sur écran est (théoriquement) interdit aux moins de dix huit ans, il l’est, physiquement, interdit aux plus de 80 ans. Houellebecq, dans La Possibilité d’une île : « Dans le monde moderne, on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d’être vieux ». Bon, c’est discutable : on dit tout le temps « place aux jeunes », alors que, dans les transports en commun (c’est un exemple), on doit toujours laisser la place aux vieux.

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Place au vieux Bruce LaBruce ?

A raison, le réal canadien a toujours fait sienne la phrase de Godard qui clame que le sexe est politique. On lui sort une phrase d’un autre représentant de la Nouvelle Vague, Eric Rohmer, c’est dans Les Nuits de la pleine lune : le personnage de Luchini dit que quelqu’un qui ne désire plus est quelqu’un de mort ; par analogie, dans Gerontophilia, quelqu’un qui n’est plus désiré est quelqu’un de (déjà) mort. Et le sexe, avec sentiments, est là in extremis pour ranimer, littéralement faire revivre… A la question, en clin d’œil au film, « vous sentez-vous plus proche d’un saint ou d’un révolutionnaire ?», Bruce répond, malicieux : « J’ai lu pas mal de mal de bouquins sur les saints du Moyen-Age et je trouve qu’ils sont kinky (olé olé, NdA)… Il y a beaucoup de choses étrangement sexuels là-dedans, comme le fétichisme, l’auto-punition avec la flagellation... » A travers l’humour potache, l’ami Bruce s’en sort d’habitude haut la main ;  le tour de force consista donc à rayer toute forme de tentative de mise en scène avec des freaks et de l’incongruité, un nouveau challenge, un nouveau langage, chose pas facile.

Et pourtant. Si son « Lolita à l’envers » – c’est comme ça qu’il en parle – fait découvrir à une nouvelle faune de spectateurs petits et grand bourgeois ce qu’il est, ce Gerontophilia – c’est comme ça qu’il l’a donc appelé histoire de ne pas trop brusquer les fidèles amateurs de zèderies – rappelle une bonne fois qui il est : un des rares réalisateurs à pouvoir se vanter de prendre le corps du cinéma à contre-pied. Là où un paquet de réals, de Noé à Cronenberg en passant par Verhoeven (voir http://gonzai.com/auteurs-et-porno-la-possibilite-dune-idylle) veulent perdre une autre innocence en trempant leur caméra dans le porno, Bruce LaBruce est en train de laisser son cinéma de genre pour se faire une place au sein d’un cinéma d’auteur ; sans radoter ni servir la même soupe en plus lisse. Pas de film de la maturité, donc. Bruce : « Si je reste confiné au genre « pornographique » ou à l’underground, une catégorie de personnes ne verra jamais mes films ; et, en contrepartie, je ne peux pas continuer de prêcher uniquement à l’intérieur de ma paroisse. Le film est, bien entendu, une provocation, mais ce qu’il faut se demander, c’est  « Qui est-ce qu’on provoque ? ». Là, à travers un sujet controversé, à vue de nez un peu excessif, c’est intéressant d’incorporer d’autres éléments de société pour que les gens soient conscients de certains problèmes : ici, les laisser-pour-compte. C’est un nouveau défi, oui, de parler de ce type de sujet à travers le prisme d’un ton plus « pop culture », j’aime bien cette alliance. »

Peur de la vieillesse ?

photo_hd_01Une alliance intéressante aussi, c’est celle qui mixe la marginalité des deux âges ;  la jeunesse, où l’on veut se mettre de côté, par pose parfois, et l’âge où l’on nous met de côté, ce point de bascule où, à l’instar d’un fruit, on passe de mûr à moisissure. Avec un certaine sagesse, Pier-Gabriel souligne : « La vieillesse, c’est un stade nécessaire chez l’être humain, c’est la sagesse, la knowledge, mais il y a une certaine peur de savoir que tu ne vas pas décider de la façon dont tu vas être traité ».
On revient à la question de Bruce : « Qui est-ce qu’on provoque ? » Au pif, l’extrême droite, comme sur Boulevard Voltaire, le site de Robert Ménard, dans lequel la rédactrice, pas revenue de la canonisation festivalière 2013 d’Adèle et du Lac, se demande, après avoir vu Gerontophilia : « qu’est-ce qu’on va encore nous faire baiser dans le calendrier 2014 ? », article dans lequel il est notamment question de mariage avec un clébard.  D’ailleurs, quand je pose à Bruce la traditionnelle question « peut-on tout filmer ? », il pense curieusement à Zoo : « Tu as vu probablement ce documentaire avec un mec qui a un rapport sexuel avec un cheval ? Oh putain, c’est vraiment amazing ! » – et affirme que, si les gens prétendent que la moralité est un concept bourgeois, il a quand même ses limites. Et, au fait, est-ce que tu as toi-même peur de la vieillesse, Bruce ? « Plus trop maintenant. Je suis au milieu pile de l’âge entre Lake et Mr Peabody… J’ai donc eu à regarder en arrière et à me projeter… » Après quelques secondes de réflexion, Mr No Future reprend et conclut : « Il y a une scène dans le film où Lake demande à Mr. Peabody : « Penses-tu au futur ? ». Lui répond :  « Je suis le futur ! » ». Si ça, ça ressemble pas à de la sagesse…

Bruce LaBruce // Gerontophilia // En Salles

3 commentaires

  1. No future, en effet. Les vieux sont les derniers punks, hein.

    Ça se pourrait bien. Tous ces vieux assistés sur-médicamentés, ils ont toujours une vie sexuelle. On la leur refuse, mais il existe une vie sexuelle dans les maisons de retraites et les sanatoriums. Si on les laissait vivre, si on leur accordait plus de crédit, il pourrait bien se dresser une sorte de grey power. Et puis, les gamins sont tellement antirévolutionnaires aujourd’hui. J’attends toujours le nouveau mouvement de la jeunesse qui changera les choses, mais ces adolescents sont tous corporate ! Du coup, c’est peut-être aux vieux de prendre les choses en main.

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