Depuis 50 ans, elle occupe la marge de tout ce qui s’écoute parmi les gens bien et les amateurs de bonne chanson française. Le fait qu’elle soit auteur-interprète y est pour quelque chose. Brigitte Fontaine c’est une voix à coup sûr, reconnaissable entre mille. Mais c’est aussi, et surtout, une écriture.

21023613_20131002172924303Depuis les années 1970, l’auteur-compositrice a publié une vingtaine de livres, dont le dernier Les Hommes préfèrent les hommes, paru en 2014,  qui figure en bonne place sur les étagères des bonnes libraires. Il s’agit d’un recueil de récit d’une centaine de pages publié chez Flammarion et qui se laisse dévorer sans problème. Quoi qu’elle soit plus efficace dans l’écriture de chansons, Brigitte Fontaine sait dépasser son propre personnage pour s’en inventer d’autres. La littérature n’est pas un moyen de parler de soi, ou de faire parler de soi, mais le lieu d’une infinité de métamorphoses. Elle est Brigitte, mais aussi Jarry. Un peu conteuse, mais aussi un peu ogresse. À chaque récit, elle invente un univers et des personnages. Ce n’est pas en décalage avec ses chansons. Elle chante les malheurs d’une concierge dans La Décadente et invente un personnage presque probable d’un point de vue pataphysique avec la Déplaceuse. L’impertinente au ‘’look de libellule’’ nous prouve, avec son dernier ouvrage, qu’il est tout à fait possible d’écrire des chansons comme un conte merveilleux et de la littérature aussi simple qu’une chanson.

Aux amateurs de nougat

Tout commence sur le Pont Bir-Hakeim, par un règlement de compte entre deux malfrats, Viandox et Spontex. Un coup de baguette magique et ils tombent amoureux aussi vite que leurs ombres. C’est le sujet du premier (et plus long) récit : Les Hommes préfèrent les hommes. Difficile de suivre ce couple surprenant, qui change de décor environ cinq fois en vingt pages. Les plats échangés sont aussi nombreux qu’immangeables, ainsi que les personnages secondaires (une rombière magnifique de cent ans, un mac déguisé en évêque, des lapons francophones et Brigitte Fontaine elle-même). Aux amateurs de bons scénarios bien ficelés et de nouvelles à chute, passez votre chemin. Les péripéties dans cette histoire relèvent d’un rêve éveillé, ou d’un bon trip auquel on peut ne pas se sentir invité. Un Las Vegas Parano à la Brigitte Fontaine, décors en nougat et délires psychédéliques assurés.



« Ils s’avancèrent tous les deux avec des trenchs Burberry, sortirent leur feu presque en même temps et se figèrent brutalement, l’œil dans l’œil, abominablement épris de leurs dégaines de sales gosses, bâtards, frangins. »(Les Hommes préfèrent les hommes) 

Si je pouvais suggérer une approche de lecture, ce serait celle du bon mot. Brigitte Fontaine sait, en bonne chansonnière, créer des images frappantes en inventant des expressions bien à elles.

L’auteure stylise et dessine ses personnages comme les héros d’une bande dessinée. On les verrait bien apparaître dans un dessin d’Enki Bilal ou dans la séquence d’un film d’Almodovar, deux artistes que l’auteure affectionne. Les parias, les paumés, souvent des vieilles femmes, des homos ou des bandits font l’objet d’une esthétisation intéressante, car sans aucun jugement moral ou fausse bonne conscience. La beauté est là aussi, dans l’affreux, c’est ça ce que semble vouloir nous dire Brigitte.

« Parfois il m’arrive d’envier certaines gens ordinaires qui vont se coucher tôt, vers minuit ou même avant, dans un dodo tout blanc et qui se laissent bercer par des plumes et des flocons tièdes, qui se réveillent le matin avec entrain, sans coma ni putréfaction, propres et sentant les fleurs des bois… Mais toi, Angelo, Angelo Spontex, je t’aime comme je suis, tu es ma fiancée, mon sucre candy et je voudrais te voir, t’apercevoir, estompé et radieux derrière un voile de mousseline blanche, avec des fleurs d’oranger comme les ploucs qui ne le sont pas car ils ont la magie de la fête et des symboles. » (Les Hommes préfèrent les hommes)

Et si je meurs, ce sera de joie

L’amour et la fête, comme moyen de déjouer la putréfaction ou l’impossible sommeil, voilà un horizon d’écriture de tout le recueil, et qui n’est pas sans rappeler les dernières phrases de Prohibition, chanson qu’on devrait diffuser dans toutes les discothèques et hospices pour vieux. On retrouve cette noirceur dans Un coma impossible, récit court qui fait tâche avec les autres. Ça parle de la difficulté de se lever le matin et ça finit par un suicide. La sortie du ‘’coma’’ quotidien est radicale. Le Sisyphe larguant son rocher ou la concierge décadente ne sont pas loin. La défenestration comme envol symbolique ? Le récit intime de la vieillesse et du corps lourd, embourbé, est pourtant entraînant, car intensément rythmique.

« Alors, le coma gluant s’estompait un peu et une autre cigarette allait peut-être la mettre d’aplomb, mais, mais voilà, ce matin-là (midi environ), elle ne put, elle ne put vraiment pas, ce crassier gris était trop douloureux à franchir et sans remède, elle ouvrit la fenêtre et se jeta du cinquième étage. Fin. »(Un Coma impossible)

La déplaceuse

Créer des images, les balancer dans un rythme, voilà ce que Brigitte Fontaine semble savoir faire le mieux. Les plus belles nouvelles de ce recueil sont celles qui savent lier les deux. Outre Un coma impossible, nous pouvons citer Gravissimo (compte-rendu tragi-comique de tous les malheurs du monde), Les Sacs (histoire d’un homme qui vivait dans les sacs de sa femme) ou Le Prépuce (ou comment circoncire avec amour et avec les dents). L’entrée dans le récit est directe, la déviation et le décalage n’en sont que plus délicieux. Comme dans certaines de ses chansons, on retrouve une forme d’universalité, associée à un propos intelligemment subversif.

« GRAVE, GRAVE L’AFFAIRE ; grave ; on ne sait pas très bien pourquoi mais grave, l’affaire. Des lourdeurs, des syncopes, une pivoine immortelle adulée de tous dans le monde mais la princesse, enfin une princesse devine qu’elle était en soie. Elle rit beaucoup, mais grave, grave l’affaire. » (Gravissimo)

Pas de dérision chez Brigitte Fontaine mais un indexe pointé avec malice sur ce détail qui tue et qui déride toutes les situations. L’indexe se pose sur la morale, les médias et la bonne conscience médicale en détournant volontiers ses discours et ses belles recommandations. Sans prétention, il nous est offert de détourner le regard, en se déplaçant un petit peu en marge. Faire de l’outrage une force de frappe et un style, plus qu’une posture figée, voilà le haut degré de provocation auquel pourrait nous conduire cette sympathique ogresse rock.

Brigitte Fontaine // Les hommes préfèrent les hommes // Flammarion

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