Il y a le fantasme cyberpunk, qui voyait des êtres fluides se faufiler à grande vitesse dans les circuits imprimés, la fibre optique ou les ondes 3G. Puis il y a aujourd’hui, maintenant : nos cyber-ectoplasmes coincés dans la réactualisation vaine de nos profils sur un quelconque site de réseau social, nos corps trop balourds pour les petits pixels, et nos innombrables actes manqués digitaux. Quand la chair bugge, la machine ricane et le carnet de routine digital tourne en rond comme un poisson rouge.

Je vais au bout du couloir pour scanner un document et, au passage, me faire un café. J’enclenche la machine à café, entre mon adresse mail dans la grosse photocopieuse — pour qu’elle m’envoie magiquement, à travers les quatre bureaux rectangulaires qui nous séparent, le PDF.
Le type qui a encodé mes coordonnées dans la machine a fait une faute de frappe, alors je dois entrer manuellement mon adresse mail sur le minuscule clavier tactile non standard (pas un AZERTY, pas un QWERTY, pas un comme sur les téléphones — les lettres dans un ordre hybride probablement propre à cette grosse photocopieuse d’origine japonaise). Je pourrais demander au type qui gère les comptes utilisateurs de la machine de corriger la faute de frappe, mais il est dans un autre bâtiment, a un nom à travailler chez Dunder Mifflin, et signe ses communications avec des smileys. Leçon 1 de la vie en entreprise : éviter tout contact. Alors je tape chaque fois mon adresse dans la photocopieuse. Mon adresse personnelle est plus courte, alors je choisis celle-là, mais après le ‘@‘  je m’embrouille systématiquement et je termine avec mon adresse pro, contexte oblige. Pas moyen de revenir quelques caractères en arrière pour corriger, c’est le genre de machine où tu dois tout effacer et tout recommencer, pendant que la secrétaire derrière toi trépigne parce qu’elle doit imprimer trois pages (en Comic Sans MS) en 150 exemplaires.

Mes deux pages dans l’avaleuse, la machine qui bourdonne, recrache. Appuyer simultanément sur le bouton orange et le bouton vert pour déconnecter mon compte, histoire que le suivant ne taxe pas involontairement dans mon crédit de cinq cent photocopies.

De retour dans mon bureau. J’ai oublié mon café.

Les quarante pas qui me séparent de la photocopieuse, avec les talons qui claquent contre les néons.

Mon café, ristretto ultra serré, est froid.

Lassé de m’attendre, mon ordinateur est en veille, c’est-à-dire qu’il dort. Secoue vigoureux la souris, glisse le mot de passe au clavier. À un niveau infra-conscient, mon œil repère le nouveau point rouge dans la barre des tâches. Giclée d’adrénaline tellement banale : J’AI UN NOUVEAU MAIL.

Qu’est-ce que c’est ? Qui est-ce ?

Une proposition indécente, un ami qui m’envoie des lolcats, un nouveau boulot, une newsletter quelconque, une déclaration d’amour (ça m’est arrivé quand j’avais 17 ans, pourquoi pas aujourd’hui ?), un tracas administratif ? Excitation, nouvelles perspectives, communication, échange, gagné à la loterie ? Non. C’est juste la grosse photocopieuse japonaise qui scanne les documents et te les envoie. Ces mails-là ont le goût du café froid.

Illustration : couverture de Open Space de James.

1 commentaire

  1. C’est vrai, nous attendons trop des mails, notifications, des gens en règle général, mon conseil c’est de répondre systématiquement par « STOP SPAM »

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