Voir Bob Dylan pour la première fois, un peu par hasard, en 2013, how does it feel ? Comment vieilli un type qui n'a jamais eu la réputation d'être vraiment tendre avec son public, surtout quand le public a lâché entre 100 et 150 euros pour le voir et qu'il porte une chemise de cowboy comme on n'en vend plus depuis 1983 ? Et quel est le rapport avec une machine à imiter les signatures, les films de Chantal Ackerman, et le dernier album de Moriarty ?

Ce serait dommage de juger Bob Dylan sur son public. Ce soir-là, il y a avait beaucoup de jeunes cadres, parfois accompagnés de leurs petites amies, quelques vieux beaux, souvent accompagnées de leurs filles, et puis des fans de Dylan. Si l’on met à part les fans du Zim, ça ressemblait en gros au public de M, en plus vieux et moins catho — le public de M, il faut le savoir, est le même que celui des JMJ. On ne juge pas, mais l’on s’aperçoit du coup que personne dans la salle n’est vraiment là pour écouter Bob Dylan, la légende immortelle de la folk. Les jeunes cadres remplissaient consciencieusement une sorte de devoir socio-culturel, les vieux beaux cherchaient visiblement à se souvenir de leur jeunesse, tandis que les fans de Dylan venaient voir Dylan — depuis les Beatles, tout le monde sait que les fans ne sont pas là pour écouter les musiciens, mais pour faire plus de bruit qu’eux.

Bob Dylan sur scène ressemble à la photocopie d’une vieille photocopie de lui-même.

Cet après-midi, un ami éditeur m’a montré une machine à imiter l’écriture humaine qu’il a loué pour une signature de livre. L’auteur du livre étant sur un autre continent, il a trouvé ce moyen d’organiser une signature in abstentia et en même temps de démystifier un peu le fétichisme de la dédicace. Quelqu’un demande si la machine peut aussi imiter la signature des morts, je me demande si cela va vraiment démystifier la signature ou simplement donner naissance à un nouveau fétichisme, un fétichisme de la mort, des machines et des répliquants.
A l’entrée du concert, on me donne d’ailleurs un flyer pour un double spectacle hommage aux Doors et à Nirvana. Je l’ai lu pendant l’entracte sans vraiment arriver à comprendre s’il s’agissait d’un film ou d’un concert de sosies. Le film serait sans doute mieux, mais le concert de sosies est probablement un moment bien plus fascinant, quelque chose de très proche de cette machine à imiter les signatures. C’est William Gibson qui écrit qu’en tant que société, nous commençons à peine à réaliser que lorsque nous écoutons un disque d’Elvis, nous entendons la voix d’un mort. Là, je devrais aussi citer Baudrillard, mais j’ai un peu la flemme. Dylan lui n’est pas tout à fait mort, mais son épuisement vient jouer à la fois comme un ennui et une forme de rédemption. S’il n’est pas vraiment là pour son public, il n’est pas non plus là pour payer ses impôts, sans doute a-t-il des comptes à régler avec lui-même et qu’il en profiter pour faire payer les places.

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Mais s’il est dommage de juger Dylan sur son public, il serait aussi dommage de le juger sur sa prestation.

Les musiciens qui l’accompagnent sonnent un peu pompier, il fait chaud, la journée a été longue et je somnole un peu. C’est là que je commence vraiment à apprécier ce qu’il se passe et je pense à Chantal Akerman. J’ai vu tous les films de Chantal Akerman dans mon sommeil. Ils étaient projeté le lundi soir, je me levais à cinq heures et demi du matin, je prenais le train, je travaillais toute la journée et le soir je m’installais dans la salle de cinéma pour voir tel ou tel de ses films. A chaque fois je m’endormais profondément, ne faisant surface que pour observer quelques images avant de replonger plus profondément encore dans le sommeil. Quiconque a vu un ou plusieurs films de Chantal Akerman, comprendra aisément ce que je veux dire… Arrive le jour de la projection de son documentaire sur l’Europe de l’Est, sobrement intitulé D’Est. Je m’endors sans difficulté, mais au beau milieu d’un sommeil bercé par le son direct du documentaire, j’entends une musique étrange. J’ouvre un œil et je regarde, hypnotisé, moitié conscient, ce qui est dans mon souvenir l’un des plus beaux plans que je n’ai jamais vu, un long plan séquence pris dans une salle de bal, quelque part au fond de l’à-peine-ex URSS. Il y a un orchestre qui joue, la sono est un peu pourrie. Il y a des gens qui dansent, d’autres qui circulent et s’occupent d’autres choses, les musiciens font leur boulot assez nonchalamment, la caméra tourne, le plan se déroule anecdotique et reste, pour cela, bouleversant.

Voilà peut-être comment il nous faudrait juger Bob Dylan, non pas sur la scène du grand Rex, mais comme on jugerait un improbable orchestre de bal dans une ville de province russe. Assis sur mon strapontin à 108 euros, j’écoute Dylan et son orchestre comme je pourrais les voir dans la salle de la culture populaire du centre de loisir de Koursk. Cela a une certaine beauté, quelque chose d’un peu triste, et en même temps cela rend visible ce qui n’est visible pour personne: juste quelques musiciens sur scène.

J’y pense en rentrant chez moi où j’aperçois le dernier album de Moriarty. C’est un album de reprises puisée chez Guthrie et d’autres folkeux des temps anciens. A l’écoute justement, ce qui fait la marque du groupe, la voix étrange et si particulière de sa chanteuse, finit parfois par le desservir. Les morceaux finissent par se séparer entre ceux qu’il faudrait supprimer du disque à tout jamais et ceux qui ne parviennent pas à user leur pouvoir d’étrangeté — comme cette très juste reprise du Ramblin Man de Hank Williams. Sans doute, comme Dylan, Moriarty gagnerait à être entendu par hasard dans un lieu improbable, ce qu’on pourrait appeler l’effet Koursk. On ne devrait pas suivre Moriarty, on devrait les croiser, par hasard, pour quelques morceaux qui gagnent à vous cueillir par surprise.

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