La pente du mauvais goût est bien raide et la haine de l'audace sont une aubaine pour Black Zone Myth Chant, un side project du plus connu High Wolf, qui ouvre le rideau ce printemps avec un nouvel album : "Mane Thecel Phares". Habile décontenanceur en robe d'hurluberlu, ce grand prêtre de l'électronique reformée et du psychédélisme orthodoxe s'évertue, depuis deux albums, à posséder son auditoire en tapant des coups de bâton sur le sol. Et comme le fruit ne tombe jamais loin de l'arbre, il signe celui-ci chez Gravats, la maison d'un converti, Low Jack, l'auteur des "Garifuna Variations". Derviche tourneur cul de jatte, orbite de Sun Ra, Black Zone ne va pas dans le sens de l'époque tant il est préoccupé à s'élever. Brillant.

Et si une grande œuvre importante – significative – de notre époque était celle qui nous en extrait ? Si je ne pose pas la question, personne ne s’en chargera. Tout le monde est bien trop occupé à s’en foutre. Black Zone Myth Chant ne se soucie pas du neuf ou du déjà là. Son intérêt réside autre part. Lui aussi. Son camp est dressé dans le Grand Ailleurs. C’est ici qu’œuvre toute son importance, tandis que l’humeur est à l’hypervisibilié, lui nous emmène voir ce que l’on ne voit pas, là où on ne peut être vu. Tout est affaire de révélation. Révélation. Et ce dès l’entrée, son titre, Mane Thecel Phares.

Orthographié Mané Thecel Pharès, les trois mots signifient compté pesé divisé et se rapportent à un épisode du Livre de Daniel où Balthazar, débonnaire et indulgent maître de Babylone, se voit prédire par ces trois mots la fin de son règne. Évènement somme toute banal si vous buvez dans des vases sacrés de Jérusalem. Avec pareil appui, on devine de quel bois cette œuvre est faite. Du même bois que ces tables de spirite que l’on consulte pour dialoguer avec ceux qui furent. L’au delà, un territoire du Grand Ailleurs.

Notre époque d’archi-transparence, si tu ne donnes pas toutes les informations à ton sujet, ça devient presque suspect.

Black Zone tape du bâton, l’esprit danse. C’est un éloge de la métamorphose. Tant l’œuvre que son plus proche reflet, son auteur. Il multiplie les identités sans jamais se démasquer : « je n’ai jamais communiqué là-dessus car je ne trouve pas ça pertinent. Dans notre époque d’archi-transparence, si tu ne donnes pas toutes les informations à ton sujet, ça devient presque suspect. Il y a trop d’importance accordée à la ou les personnes derrière la musique. On devrait être comme des jurés au tribunal avec des identités effacées« .

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Ainsi il change sans cesse de costume, simplement en changeant de peau devenant High Wolf, Black Zone Myth Chant ou Annapurna Illusion. Parfois Max. Une peau aux mille peaux poreuses, laissant dans l’une apparaître l’autre. Tout le monde semble cohabiter paisiblement dans ce même corps mais « au moment d’attaquer le nouvel album [de Black Zone], il a fallu redistribuer les territoires« . Comme une ombre, ses identités le suivent et grandissent à mesure qu’il avance. Il suffit de trouver l’endroit du rendez-vous, cet instant où l’auteur et son autre vont parvenir à se retrouver. « Il y a un double démarquage conceptuel, horizontal et vertical. C’est d’ailleurs la difficulté principale qu’il m’a fallu surmonter pour le nouveau BZMC, en reprenant les choses trois-quatre ans après les avoir laissées. Black Zone en 2011, c’était quelque chose de précis qui venait de qui j’étais à ce moment là. Mais quel était le Black Zone de 2014 ? L’évolution des projets et des choix esthétiques dans le temps, c’est vraiment quelque chose de crucial pour moi. La question du devenir, comme développée chez Nietzsche ou Proust par exemple, ou du rapport entre changement et identité dans le temps, ce que Spinoza appelle la forme, font partie de mes obsessions« .

Il me l’a confié.
Je ne l’ai pas rencontré mais il me l’a dit.
Par voie de mail.
J’aimerais raconter un lien télépathique via l’œuvre mais bon.

« Multiplicité dans l’identité, différence dans la répétition« . C’est la carte de visite qu’il finit par me tendre. Sa musique trouve de l’altérité dans le mouvement, le frottement, la fonte des boucles. Lui ne se répète jamais. Se mime encore moins. Straight Cassette sa première bande (à part), a connu deux vies distinctes depuis 2011 (dont la seconde toujours en réédition chez Laitdbac). Elle pesait sur les épaules, était couronnée d’un couvercle de plomb. Dans le grain, c’était du galet. Les pieds nus. Tournoyant dans la bourrasque. Straight Cassette avait quelque chose d’un après midi à Etretat, roche blanche, nuage noir. Une gueule de bois à rebours dans du hip hop (et pas du tout) au temps détendu. Déjà, l’oreille était circonspecte et l’âme s’agitait comme un macaque contre les barreaux de sa cage. « Mane Thecel Phares » est fait d’éther. Matière dans laquelle baigne les étoiles, permettant à toutes choses terrestres de s’élever (la science était si charmante au XVIIeme siècle). Il est soluble dans l’air, recouvre les parois d’une pièce. Black Zone Myth Chant construit à mesure d’homme, cette fois-ci à proximité des cieux.

Achevons ici.

Je me ravise. L’objet a un goût ambigu. Il est dégénéré (entendre au sens premier : dénué de genre) à tue-tête. C’est un malentendu merveilleux dans la frise du temps. Il a l’ambient à rebours, écaillé et granuleux jusqu’à l’éboulement. La musique synthétique en ombres chinoises. Le hip hop d’un cinglé égaré dans une jungle Herzog-ienne, les mains de Florian Fricke en plus freak, ses synthés cabrés et les lumières où voir et être Vuh. Est-ce du footwork ou les pas d’un lézard sur une pierre brulante ? Sont-ce sur des pages arrachées à la library music du Quai Branly que s’écrit ici la modernité ? Peu importe. On voit ce que l’on voit lorsque le chercheur dort. La fièvre des rêves d’un individu dont les lumières s’élèvent plus tôt. Une fièvre que le réveil ne rompt pas. Une fièvre dans laquelle il pétrit ses cérémonies. Des cérémonies pour pénétrer la fibre de l’être. S’enrouler autour de chacun de nos nœuds. Et l’on tombe sous les baisers de Black Zone tels des cocottes dans les bras du maque. Le maque et la plume. Tenons-nous une idée ici ? Non. Mais il est difficile de ne laisser s’échapper un savoureux jeu de mot. Il vous encombre tant que vous ne l’avez pas libéré. Et puis ça n’est pas dénué de tous sens. Tombé sous son charme, j’essaie de donner vie dans l’encre à ce que j’ai ressenti pour ou par lui. Quelque chose de profondément primal. Et me faire guide métis, interprète apte à transcrire ce qui se passait là-haut, dans « Mane These Parcels ». J’accèderai à l’œuvre à dos de mule, rien de civilisé ne s’est établi aux abords. Black Zone serpente entre L’Homme et L’Homme d’avant l’Homme.

« Je me rends compte que Black Zone, c’est un peu mon Twin Peaks« .

« Je cherche à entrer en contact avec la part universelle de l’homme, voire même de la nature en général, ce que l’on partage tous et cela est lié à la question de l’origine commune et des racines de l’homme. J’imagine que le fait que je sois autodidacte a donné ce caractère primitif à ma musique, surtout au début, car tout était très instinctif. L’instinct reste présent aujourd’hui« . Puis il nous prend par la main pour nous emmener vers le point suivant : « de toute façon pour moi mystique, métaphysique et création artistique sont totalement intriquées« .

La Mystique. La terreur s’emparant du regard de votre interlocuteur lorsque vous prononcerez le nom de Black Zone Myth Chant racontera – avec ce qui commence là où les mots prennent fin – mieux que milles images la mystique déployée ici.

« High Wolf s’inspire surement d’avantage d’une mystique de la joie et de la célébration tandis que Black Zone a un rapport plus apocalyptique, plus prophétique (le titre de l’album), plus torturé aussi. Le mysticisme et la mythologie sont des sujets que j’étudie depuis de nombreuses années, et je pense que comme d’autres sujets qui m’obsèdent, comme l’inconscient ou le rêve, on a accès ici à des représentations très créatives et imaginatives du monde, plus poétiques que le réel peut-être (…) Par contre je n’adhère pas intellectuellement au discours religieux en terme de vérité et suis antidogmatique, contre la coercivité de la religion et son obscurantisme. J’entends mystique au sens de l’expérience d’une connexion à quelque chose de profondément ancré en nous qui nous renvoie à l’infini, à l’universel. La mystique n’est pas forcément transcendantale ou en rapport avec une déité hors du monde, je suis profondément du côté de l’immanence, ce qui n’empêche pas que toute mystique, mythologie, théologie tournée vers la transcendance a pour moi une valeur esthétique et une valeur symbolique évidentes« .

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La ferveur, le sacré, ont créé leur propre langue d’Art à l’adresse des cieux. Les cieux que l’on porte en nous. La valeur esthétique évoquée ici, n’accroche pas de grigris de marabout dans des pages de décoration d’intérieur. Non.

Non. « Mane These Pharcel » étreint. On s’y sent rempli d’une lumière que l’on ne possède pas autrement. Pour la comprendre, nous sommes mal nés. Il parle à l’Homme, celui qui n’est ni père ni fils, l’invite à voir la vérité considérée comme authentique par ceux qu’ils l’ont vue.

Il capture la transe errante.

Du bout du pied, « Mane These Pharcel » décrit un demi-cercle dans le sol. Puis y procède au Rite des douze-soleils. Dont le soleil rouge, celui que l’on fixe au travers des paupières ou le soleil noir, l’astre de Sun Ra. Le rite du peyolt. Où le temps lui-même devient vieux et le corps n’est qu’une épreuve transitoire et un fardeau. Un corps sans organe. Comme celui qui dansait dans l’esprit d’Artaud : « Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit« . La Vérité tend l’autre joue. Ce n’est pas moi qui l’ai ressenti mais l’Autre et l’Autre disparaitra s’il ne prend pas abri dans mon corps. L’objet est chargé d’électricité folle, en fait de poésie informe, l’un est l’autre. Et l’un et l’autre ont conduit l’Autre jusqu’à moi.

Son équilibre surnaturel des choses tient sur deux mains. D’abord il sculpte et nous lui tournons autour. Puis il compose et sa musique nous tourne autour. Comme l’électricité qui va au transistor en ignore la musique, ses mécanismes agissent invisibles à toute pensée. « J’accorde beaucoup d’importance au côté musique de l’inconscient dans le cadre esthétique de Black Zone et je veux garder le plus de fraicheur possible. Ca commence toujours par une recherche sans but précis jusqu’à l’apparition d’une idée soudaine, d’une intuition qui donnera le corps du morceau« . Deuxième temps : « Vu que j’ai fait beaucoup d’albums d’High Wolf le côté intellectuel, cérébral, réflexif est plus important avec ce projet maintenant, car suivre uniquement son instinct peut mener à la répétition, au mauvais sens du terme, c’est à dire refaire un album déjà fait, sans idée neuve« .

« Mane These Pharcel » n’est pas le mystère mais la clé de sa révélation. C’est une grande Mystique de poche, une porte à porter sur soi pour se dérober du monde. Partir à notre recherche. Dresser son camp dans le Grand Ailleurs. « L’ailleurs introuvable…ça me rappelle que j’ai été très marqué au commencement d’High Wolf par un texte d’Henri Michaux, Ailleurs, sorte d’étude ethnologique fake (…) Je garde quand même une certaine naïveté dans mon approche à l’ailleurs, à l’altérité en général. Bien sûr, je peux parfois plaquer beaucoup trop de fantasmes sur un lieu précis ou un monument par exemple et être déçu. Les lecteurs de Proust comprennent de quoi je parle. Mais – je parlais de naïveté dans ce but – je ne suis jamais déçu par les petites choses. En voyage, hors de l’occident plus particulièrement, c’est dans le détail que j’entre en contact avec la diversité, la malléabilité et la plasticité, la contingence« . Oui, seul le détail compte.

Black Zone Myth Chant // Mane Thecel Phares // Gravats

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