Vous avez remarqué comme tout le monde s’en cogne de l’anniversaire des 25 ans de la mort de Gainsbourg ? 5500 kilomètres plus loin, deux décennies plus tard, un Canadien presque tout nu mais très bronzé lui rend pourtant le plus beau des hommages avec ses ''Plaisirs Américains''. De la nécessité d’être né ailleurs pour incarner un certain érotisme lettré, à la française, depuis longtemps disparu.

Âge indéfini, look de porno-star sorti d’une version mexicaine de Boogie Nights, discographie en forme de 69 et qui, du coup, sent le foutre à plein nez : Bernardino Femminielli est un roman à lui tout seul. Un petit livre rose, dont les pages se tourneraient à coups de langue, à l’endroit ou à l’envers, fonction des humeurs. Quatre ans après sa ‘Double invitation’ et quelques mois après la sortie d’hôpital psy de son double malade Femminielli Noir, cette fois c’est à l’endroit. Façon de dire que cette fois, ça va dans le bon sens, mais par la porte de derrière, avec du sexe à tous les coins de cul et des comptines salasses et cosmiques qui sonnent presque comme un mix poreux entre la bande-son d’Emmanuelle par Pierre Bachelet, ‘’L’homme à tête de chou’’ de Gainsbourg enregistré dans une boite à partouze et les longues digressions d’un Dashiell Heddayat à qui on aurait flanqué le groupe Space en backing-band. Ouf, rien que ça ? Oui. Et cet hommage inconscient à la Phrance déviante vient du Canada. Ça te la coupe ? Oui, moi aussi. En une seule chanson, on aurait presque l’impression d’avoir retrouvé la trace de Melody Nelson en Papouasie, seins à l’air, reconvertie en tenancière de bordel. C’est presque à croire, quand on compare le robinet d’eau tiède radiophonique à la longue montée de Tatouage, que le made in France n’est jamais aussi bon que lorsqu’il vient d’ailleurs.

En cabane à Montréal

Il faut le voir, ce Bernardino, engoncé dans son cuir avec son teint basané, sonner la charge du grand remplacement de lui-même. Comme Bowie, comme Gainsbourg ou Jack-Alain Leger, de disque en disque il aime à suicider ses multiples pour mieux se ré-introduire, quitte à se planter sur ses récents essais technoïdes pour toxicomanes adeptes de musique concrète, quitte à se (faire) perdre en route : « [Depuis ‘’Double Invitation’’] j’ai vécu plusieurs crises artistiques où je ne me reconnaissais plus, j’étais devenu quelqu’un d’autre. J’ai vécu une rupture amoureuse qui fut longue et pénible, je me suis fait virer de Dirty Beaches du jour au lendemain, sans un sou dans la poche et j’ai dû faire mes valises pour revenir à Montréal. » Ça ressemble à un chemin de croix et parce qu’on est sur le lexique religieux, on parlera de rédemption dans un hôtel de passe.
Acculé, Bernardino se refait alors une santé avec son pote Jesse Osborne-Lanthier (Raster Noton, Halcyon Veil), enregistre « au moins 50 albums qui ne verront jamais le jour » et puis plaque complètement la musique pour faire des jobs de crève-la-faim, avant de finalement voir la lumière clignoter au Bethlehem XXX, « une sorte d’anti-restaurant » de Montréal où il travaille la nuit pour des gens louches tout en pondant des soirées cabarets burlesques et des scénarios pour Chaudtime, le show télévisé du lieu. On apprend d’ailleurs qu’outre la présence de Dominic Vanchesteing aux manettes, ce sont les freaks de Bethlehem XXX qui ont co-produit ‘’Plaisirs Américains’’. Quelque part, ce n’est pas très surprenant. Le bizarre sur le bizarre, ça donne ce parfum de normalité déformée et le disque-fait-pour-niquer de Bernardino ressemble aussi à du Twin Peaks olfactif. Ça pue les coups tordus, ça transpire la baise de travers, ça sent les plans foireux. Le meilleur exemple : « À l’époque je travaillais sur un docu-fiction que mon pote Brett Stabler (patron du Bethlehem XXX) avait l’intention de réaliser sur Dov Charney, le fondateur d’American Apparel. Nous avions pour au moins 100 heures de matériel qui démontrait d’une façon très pure toutes les contradictions de ce personnage ultra-complexe et psychotique. On a été approchés par des grosses productions hollywoodiennes pour acheter notre histoire, moyennant une importante somme d’argent, mais tout s’est terminé en queue de poisson. Enfin bon, l’aventure c’est l’aventure ! » Avec Femminielli, on n’est plus à un paradoxe près.

C’est comment qu’on schizofreine

ELEPHANTS FOREVER: EXHIBITIONCar ce n’est pas qu’il soit invendable ou en décalage avec l’époque, mais ce nouvel album, ainsi que les sept pistes érotiques qui l’habitent (sic), sont un condensé de contradictions qui font sa force. La première, le titre évidemment. Car on peine à croire que ces « plaisirs américains » soient une ode à Barack Obama, au consumérisme pompier des 4×4 polluants ou à la vulgarité des nouvelles icônes de l’American Way of Life (Donald Trump, Kanye West et Kardashian en tête). Contradiction, toujours, quand un Canadien aux origines chicano-mexicaines parvient avec trois francs six sous à ramener à la vie une disco pompidolienne à la fois pétrie de sexe et de classe. Ce Femminielli cuvée 2016, c’est à la fois la pop queer PD de Patrick Juvet et Jef Barbara (un autre déviant canadien dont il est proche, sans blague cucul) et la qualité d’écriture de Gainsbourg et Nino Ferrer, dans l’enrobage, l’enluminure et l’ornement. Autrement dit, ce Bernardino Femminielli, c’est la plume dans le cul, les mots au plus profond. Il suffira d’écouter tremblant son Touche-Pipi traversé par un sax à la Bernard Herrmann et sa longue descente de nappes synthétiques pour vous donner envie de baiser le premier ours en peluche à proximité. Contradiction, enfin, par un format qui détonne dans l’époque actuelle, obsédée par l’immédiateté et le reduced to the max. « J’ai désiré faire un roman-album comme il ne s’en fait plus, dit-il, faire un disque mégalomane, schizophrénique où le dédoublement de personnalité devait justement être l’élément conducteur de toutes mes actions et de tous mes prochaines œuvres à venir. » La comparaison avec Gainsbourg, ainsi que le titre-crétin de cet article, commence là.

« Je fais de la musique psychédélique et ‘’Plaisirs Américains’’ n’est qu’un roman-album sur le crack. »

Les concept-album, on en a vu des tonnes, on connaît la blague. Il fut pourtant un temps où le terme avait un sens ; le musicien imaginait une histoire filée sur plusieurs chansons ; dans le pire des cas ça donnait l’ampoulé ‘’Tommy’’ des Who, dans le meilleur, ‘’L’homme à tête de chou’’. On a lu beaucoup de choses sur ce disque, mais on a pourtant oublié de dire à quel point il restait inécoutable de bout en bout. Plus concept-album que véritable disque quand ‘’Plaisirs Américains’’, en s’éloignant de l’étiquette italo-disco, gagne en épaisseur, en muscles et en chansons. On serait bien emmerdés de vous résumer l’histoire ; la musique est trop forte pour qu’on ait le temps de se pencher sur les paroles. Ce qui est certain, c’est que Bernardino ne se gêne plus pour raconter des tas de cochonneries. « Le pire truc que j’ai pu sortir ? Certainement cette phrase que j’ai dite un jour à ma femme au téléphone : « I’m smelling your panties and I still wondering if it’s your anus or your snatch smell… Probably both aromas of life. » C’est mignon non ? » Oui, plutôt. C’est d’autant plus touchant que l’image projetée en hologrammes ne correspond pas tout à fait à la réalité du bonhomme, introverti, timide, pas sûr de son vrai lui-même. Si cet Alain kan sous stéroïdes, avec ses mots phalliques qui font de la gonflette, peut se révéler risible pour celui qui manque d’imagination, le principal intéressé, lui, s’en fout. Mais alors, complet. « Je ne fais plus attention à ce que les gens pensent de moi, car sinon je vais me haïr à nouveau. Je suis un performeur et un clown vivant dans un film ; je fais des disques pour laisser une trace de mon existence dans le cosmos. »

Espace en voie d’extinction

Le cosmos, Femminielli y nage en dos crawlé ; tellement qu’on ne sait plus vraiment où il habite, lui et ses chansons venues d’une autre dimension. Oui mais alors, laquelle ? Alors que l’époque est à la transformation progressive de l’artiste jadis inaccessible en être hyper-interactif disponible immédiatement partout ; demi-Dieu s’abaissant au niveau des mortels tel le Ziggy de Bowie à qui on aurait demandé de récurer les chiottes après avoir fait pisser de joie des millions d’adolescentes, Femminielli renoue avec la notion d’inaccessible dans un monde où si tout est audible, alors plus rien n’est écoutable. Et alors que la stature symbolique du musicien s’est fait bouffer la nouille à trop jouer sur la proximité et la connivence avec un public bourgeois fatigué par la complexité d’œuvres impénétrables, lui continue sa route en zigzag. « S’imprégner d’un seul son tue l’artiste, et accepter de se prostituer sans réfléchir à ses idéaux sous la pression d’un label est probablement l’une des nombreuses raisons qui fait les artistes ne durent pas. L’important c’est de s’aimer un peu quand même, non ? » Plus solitaire qu’américain, finalement, ce plaisir permet de replonger un court instant dans ce qu’on pensait avoir depuis longtemps oublié : la mythologie d’une pop qui réussirait à s’éloigner de la réalité pendant 43 minutes. C’est beau comme dans un rêve éveillé, mais après tout, peut-être que ce disque n’a jamais existé.

Bernardino Femminielli // Plaisirs Américains // Mind Records (sortie le 15 avril)
https://mindrecordsjapan.bandcamp.com/album/bernardino-femminielli-plaisirs-am-ricains-lp

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