Mourir jeune a toujours été un bel argument marketing ; à condition de mourir bien entouré, votre carrière peut même atteindre des hauteurs insoupçonnées. Non seulement c’est beau, dira le marchand, mais en plus c’est tragique, d’un tragique toujours ambigu, puisque coincé entre « Ah-que-de-chef-d’œuvres-sont-perdus-à-jamais » et le soupçon que peut-être le prodige ne serait pas allé beaucoup plus loin, finissant comme Julian Schnabel à mettre en scène le Berlin du mort-vivant Lou Reed avec des petits choristes en robe de satin bleues.

Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris présente une rétrospective de Jean-Michel Basquiat, plus de vingt ans après sa mort à l’age de 27 ans. La carrière est courte mais la production est colossale, difficile de dire si cela tient à un syndrome Picasso, à la pression de ses marchands ou à l’aide de diverses substances chimiques (le bruit court aussi que pas mal de faux circulent sur le marché).

Regarder son travail sans vernis Rimbaldien, c’est voir le paradoxe de Basquiat, la tension profonde qui existe entre une peinture d’activiste et une peinture pour collectionneur. Car les toiles de Basquiat sont souvent politiques. L’histoire en est la matière première, une matière qui n’est ni digérée ni transformée, mais mixée et samplée. Ses grandes toiles sont de larges compositions qui relèvent de la peinture historique, une peinture de narration, d’exemplum, sauf qu’il ne s’agit pas vraiment de l’histoire officielle, mais de celle des luttes communautaires.
Pourtant, les toiles de Basquiat ne sont pas exposées dans les community houses du Bronx ; même avant sa mort, leurs prix dépassent le budget d’achat du dentiste moyen pour s’accrocher dans les salons des directeurs de groupes pharmaceutiques (plus récemment dans celui de Lars Ulrich, ce qui est toujours mieux que la chambre à coucher de Bono). On pourrait accuser ses galeristes, les tout-puissants Larry Gagosian et Bruno Bischofberger, d’avoir usé l’artiste jusqu’à la corde, d’avoir vendu ses idéaux au marché… Mais la victime était plus que consentante. Peut-on dire d’un type qui, en 1982, sort avec Madonna, qu’il n’a pas de plan de carrière ? En 1984 il fait la couverture du New York Times Magazine : « New Art, New Money : the marketing of an American Artist ». Basquiat n’oublie pas le motto : « Success is a job in New York City ». Basquiat est proche, très proche de Warhol. Leurs stratégies d’attaque sont similaires, ils utilisent la critique d’un système pour y pénétrer. Les toiles qu’ils réalisent en commun pâtissent en partie de cette trop grande proximité ; celles montrées ici sont loin d’ailleurs d’être les meilleures de l’ensemble.

Des premières aux dernières œuvres, cette tension irrésolue entre le business et l’engagement politique court dans toute l’exposition. Remettre en question cette dynamique est évidemment un faux procès, savoir si Basquiat peint Cassius Clay parce qu’il est noir ou parce qu’il réussit est une ineptie, c’est évidemment pour ces deux raisons, précisément. L’exercice cependant reste périlleux, et Basquiat peint sur le fil. C’est sans doute ce qui attirait Warhol, reclus dans sa nouvelle Factory, entouré de conseillers, de publicitaires et de célébrités tous plus ennuyeux les uns que les autres ; Warhol qui soupirait après les junkies, les drag-queens et les clochards célestes des années soixante.

Basquiat, comme Warhol, fait de la peinture sans être un peintre. Il ne pense pas la toile comme un tout, mais comme un espace où il place des éléments, comme un mur. Ses œuvres sur papier sont écrites, raturées, Basquiat trace des plans, note des idées, joue de sa graphie particulière pour faire l’économie du dessin. Au-delà de l’équilibre, de la puissance du geste, il y a souvent chez lui un texte, une démontage des symboles et des signes. Il ne faut pas aller voir cette exposition, il faut prendre le temps de la lire.

Jean-Michel Basquiat, jusqu’au 30 janvier 2011 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (4 colonnes).

2 commentaires

  1. Je n’attendais plus l’article de Gonzai sur Basquiat. Ca arrive un peu tard, exactement quand tous les médias ressassent le succès des Impressionnistes au Grand Palais (c’est bourgeois… c’est « beau »… c’est nul, c’est chiant) et celle qui a « saisi » la suprise : Basquiat.
    Je regrette que dans les critiques d’art, il n’y ai pas plus de sentiments, d’émotion…ressentir l’artiste! comparer par exemple la fragilité ou la douleur de Bacon à celle de Basquiat, faire swinguer la musique de Basquiat comme les peintures de Charlie Parker! un fix se payer les veines de Miles et de Basquiat.
    De quel couleur était son sang? Rouge, métisse comme sa peau, noire comme sa culture, sa vision du monde, ou blanc comme le milieu qu’il fréquentait, qu’il admirait et rejettait.
    Non, son sang était translucide, et pas seulement à cause de la drogue.

    Autre chose, mourir jeune ne glorifie pas plus le talent existant ou pas, que ça. Mario Monicelli s’est suicidé le 29 novembre 2010, en sautant par la fenêtre de sa chambre d’hôpital (du 5e étage). Il a fait parce qu’il avait perdu la vue, et pour un grand réalisateur qui a fait de son regard, son acuité sa fortune, il n’a pas supporté que Dieu lui ôtât la vue tel un créancier réglant ses comptes avec lui.

    Vous ne voyez pas le rapport? peut-être. Moi si! Quand on a du talent, quand on est un vrai artiste, une sensibilité peu importe de mourir de maladie, d’overdose, ou de se suicider jeune ou vieux. De la mort d’une personne il n’en reste qu’un espace vide que constate les âmes vivantes. Plus grand est l’espace laissé plus grand est la personne, c’est consubstantiel. Comme plus grand est l’artiste et plus grand est l’espace vide qu’il laisse après sa mort.
    Basquiat à sa place entre Bacon et Van Gogh, il est le trait d’union qui permet à l’histoire de l’art de passer de la peinture classique sur toile à l’art de rue.

    (N.B : pour Warhol c’est autre chose, et les mettre ensemble n’a pas beaucoup de sens, mais c’est tellement facile que ça passe très bien. Leur collaboration n’est rien d’autre que le fruit d’un rêve de gosse noir de faire parti de l’establishment arty et mondain qui tournait autour de Warhol)

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