Elle-même devenue un ghetto, la musique contemporaine tente une exfiltration par les souterrains. Dans son sac, la cause des migrants et une cornemuse.

On ne sait pas s’il parviendra à passer de l’autre côté de la frontière, mais « No Land », le projet lyrique d’Olivier Mellano et du chanteur de Dead Can Dance, Brendan Perry, est en soi une libération. Trente-sept minutes et secondes de lâché prise à prendre d’une traite, en imaginant un croisement inattendu un conte gothique, une réflexion sur la place de l’étranger dans la société actuelle et un remake de Braveheart par le Bagad Cesson-Sévigné, un groupe de musique traditionnelle bretonne. Si vous aviez prévu d’écouter de la musique insouciante, mieux vaut passer directement à la lettre M de Mellano à Miley Cyrus. Mais si vous espérez encore que la musique puisse sauver des vies, à commencer par la votre, « No Land » est peut-être une bonne destination.

Il est ici question, et c’est presque regrettable d’avoir à le préciser, d’un « album musical ». Avec la double contrainte – et si tant que ce soit des handicaps – d’être à la fois militaire et militant ; militaire pour l’ambiance lente et plombante qui parfois s’en dégage, militant pour ces messages humanitaires auxquels plus aucun d’entre nous ne fait attention (« Our flag is the sky » chante Perry).

Qualifié de « dark ambient » sur Discogs, « No Land » est plutôt à écouter comme un conte celtique revisité et où le son des cornemuses et des binious servirait à illustrer la longue marche solitaire des migrants contemporains venus de Syrie aujourd’hui, des Balkans hier, des africains demain. On ne parlera pas de « bande-son idéale », personne ne souhaite voir ce film « anxiogène » où des peuples mangent la poussière pour fuir leurs terres natales. Quant à l’écouter, c’est avec un mouvement de recul, si cher à nos cultures occidentales, qu’on s’y frotte d’abord, avant d’y plonger ensuite, hypnotisé par cette voix de stentor qu’est celle de Brendan Perry, et par ces arrangements divins qui ont finalement plus à voir avec la musique classique contemporaine et répétitive qu’avec un sombre projet consistant à « packager » la musique engagée.

Evidemment, personne n’écouter « No Land », pas plus les migrants sur la route que le grand public, et cette collaboration inattendue ne changera pas l’ordre du monde. Est-ce une raison pour ne pas s’embarquer dans ce voyage en utopie ? Contrôle d’identité avec les principaux intéressés.

Olivier, Brendan. C’est pas vraiment le genre d’albums que les gens ont l’habitude d’écouter ces temps-ci, vous en avez conscience ?

Olivier Mellano : on prend plutôt ça comme un compliment, tout est trop formaté actuellement. Au départ je n’avais pas l’intention de proposer quelque chose d’étrange ou de « différent », l’idée était de proposer un mouvement, une suite partant d’un point à un autre. De ce point de vue, tout a commencé en 2012 avec « How we tried », une pièce symphonique de 40 minutes… qui s’est complètement gaufrée.

Commercialement, tu veux dire.

Olivier Mellano : Oui. Mais pour moi, artistiquement, c’était parfait. Que les gens puissent écouter quelque chose comme ça, long de 40 minutes, d’une seule traite, c’était une petite victoire.

Brendan Perry : En tout cas ce projet n’est pas destiné à la nouvelle génération disposant de 40 secondes de concentration mentale. Et si on parle du format, ça a plus à voir avec la musique classique qu’avec la pop ou le rock…

Le concept même de « format » semble complètement hors sujet vu ce qu’on entend sur « No Land ». Vous vous êtes rencontrés comment ?

Olivier Mellano : J’ai débuté l’écriture ce projet voilà 3 ans, avec l’idée de bosser avec le bagad. Au départ ça devait être un disque instrumental, sauf qu’entre temps j’ai rencontré Brendan via un ami commun, Robin Guthrie. Nous avons beaucoup discuté, on a joué au ping pong…

Ping pong et musique classique, okay.

Olivier Mellano : Oui. Et ça aurait été criminel de ne pas chanter sur le projet. Donc je lui ai demandé s’il serait partant, juste après m’être pris une branlée au ping pong, aha. Et c’est comme ça que « No Land » a débuté.

Brendan Perry : Olivier avait la musique, mais les mots rajoutent à mon sens une dimension poétique, qui sonne particulièrement en Anglais. Je n’ai fait que rajouter quelques suggestions, des intonations…

Olivier Mellano : Forcément, j’étais – et suis toujours – un grand fan de Dead Can Dance, et sa simple voix a radicalement modifié le projet. Il m’a beaucoup nourri, musicalement, ces dernières années.

Mais qu’aurais-tu fait si Brendan avait refusé ? Ca ressemble un peu à un casting pour un seul acteur votre affaire.

Olivier Mellano : peut-être aurais-je continué sur la piste instrumentale ; c’aurait été plus expérimental sans doute, plus proche de mon dernier projet. Mais je te confirme qu’il n’y avait que la voix de Brendan qui puisse coller à « No Land ».

Brendan Perry : pas de plan B donc, aha.

« Le concept de terres débute dès lors qu’on veut délimiter les territoires » (Brendan Perry)

« No Land » évoque directement la condition actuelle des réfugiés, et au delà de ça, interroge sur la notion d’étranger, au cœur de toutes les batailles de territoires depuis plus de 5000 ans.

Olivier Mellano : Le point de départ, c’était l’enregistrement d’un disque en réaction aux mouvements identitaires et nationalistes. Travailler avec l’orchestre du bagad de Cesson, c’était déjà un message, mais plus poétique. Après, le discours est devenu politique, mais pas comme un message engagé insupportable tel qu’on l’entend souvent, plutôt comme une invitation à abolir les frontières, musicalement déjà. Tout a débuté avant l’exode des réfugiés en Europe, et idem pour le Brexit… Disons que l’album a fini, sans le savoir, par résonner avec l’actualité géopolitique qu’on connaît.

Brendan Perry : Le concept de terres débute dès lors qu’on veut délimiter les territoires, marquer sa propriété. C’est un très vieux débat, un problème ancestral, et qui remonte au début de l’agriculture, des plantations. « No Land » est donc un retour très simple à des choses universelles, c’est l’envie de construire des ponts plutôt que des murs.

Olivier Mellano : Indirectement c’est tout le problème du capitalisme : « C’est ma terre, pas la tienne, etc ». Sans passer pour un hippie baba, le troc, l’échange, sont devenus des choses complètement oubliées dans la civilisation actuelle.

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Aviez-vous des références musicales au moment de l’enregistrement ? Sans savoir pourquoi, j’ai pensé au Different Trains de Steve Reich, pour l’évocation du nazisme…

Brendan Perry : oh, je n’avais jamais fait le rapprochement.

Olivier Mellano : le simple fait de proposer cette musique non-commerciale rend la réponse à cette question compliquée.

On ne peut d’ailleurs pas vraiment qualifier ces morceaux de « chansons ».

Brendan Perry : Effectivement, c’est davantage un « opéra psychologique », c’est une voix flottante et collective. La singularité est effacée au profit d’un message plus global.

Olivier Mellano : ca devient même très compliquer de parler de ce projet tellement les valeurs qu’on défend semblent élémentaires, basiques.

« En occident, plus personne n’a le temps d’écouter de musique » (Brendan Perry)

En sociologie il y a cet acronyme assez éclairant : NIMBY. Pour « Not In My Backyard ». Traduction : « ok pour le changement, mais pas dans mon jardin ». Ca peut s’autant s’appliquer à l’écologie qu’aux étrangers, en quelque sorte.

Olivier Mellano : Même en France, pendant la seconde guerre mondiale, ce fut le cas. Mes grands-parents, français, sont devenus des réfugiés de leur propre pays lorsqu’ils ont émigré de l’est vers l’ouest…

Qu’ont pensé les « médias de masse » de ce projet ?

Olivier Mellano : pour l’instant ils ne l’ont pas écouté.

Brendan Perry : et la chose n’est pas aisée… c’est une pièce de quoi, 40, 45 minutes. Plus personne n’a le temps de rien, et encore moins d’écouter de la musique, du moins en Occident. En Afrique par exemple, les gens peuvent s’asseoir pendant 3 heures et ne rien faire. En Occident, nous avons perdu le sentiment d’oubli de soi, nous l’avons remplacé par l’urgence perpétuelle et les distractions.

Olivier Mellano : et le problème vient également d’une uniformisation de la musique, tout se ressemble. Parfois j’espère que l’auditeur puisse prendre le temps de plonger dans les 5 premières minutes du projet, qu’il lise les notes de pochette, se laisse submerger.

Peut-être devriez-vous ouvrir des camps entourés de barbelés pour forcer les gens à écouter cet album…

Olivier Mellano : c’est une idée.

Olivier Mellano // No Land // World Village (PIAS)
https://www.mellanoland.com/  

 

 

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