J’ai rencontré Jonas Mekas quelque temps avant ma dix-neuvième dépression nerveuse, due en grande partie au résultat du premier tour de la présidentielle, cette année-là. C’était à Pantin, à l’occasion d’une rétrospective de son œuvre.

Debbie, ma petite amie de l’époque rédigeait une thèse sur la représentation des camps de la mort au cinéma, mise en parallèle avec la disparition des images d’archives organisée par les nazis – les images dont on dispose sont, en effet, celles tournées par les Soviétiques et les Américains à la libération des camps.

On passait notre temps, Debbie et moi, à parler cinéma expérimental, art contemporain, politique… C’était assez stimulant. Elle me faisait découvrir un nouveau cinéaste par jour : Brakhage, Duras, Haneke, Mekas… Ces gens n’avaient plus de secrets pour moi. Notre seul vrai problème, c’était l’alcool. Ou du moins, notre seuil de tolérance à l’alcool. Qui était grand ! Ça commençait à devenir un peu effrayant, nous n’étions jamais tout à fait saouls. Et pourtant… On était donc en 2002, début avril, et voilà que ce cinéma d’art et d’essai géré par la ville de Pantin décidait de faire une rétrospective de l’œuvre de Jonas Mekas.

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Avant d’assister à la première projo, évidemment, on s’arrête au bar – une sorte de tonnelle installée dans le jardin à côté de la salle. Le vin blanc est bon et peu cher. Du coup, on rate presque le début de la projection. Presque, parce que tout de même…

On gagne les deux dernières places disponibles, et on assiste à une longue séance qui compile des dizaines de courts-métrages de Mekas. La plupart muets, quelques-uns très expérimentaux. Je dois dire que j’étais assez fasciné par la progression de son travail, au fil du temps. Je sentais, à côté de moi, Debbie tendue, concentrée, ne perdant pas une miette de ce qui se passait sur l’écran. Le cinéma était un peu plus qu’une simple distraction pour elle.

Lors de la projection du dernier film, il s’est passé un truc étrange. À l’écran, la pellicule s’est mise à bouillonner comme si elle… fondait ! Je me suis dit : « Ça, c’est un putain d’effet, Jonas ! »

Quelques secondes plus tard, une voix a annoncé que la projection s’arrêtait là parce que la pellicule venait de prendre feu. Débat. Mekas était impressionnant. Il se tenait là, devant nous, tout en noir, avec son grand chapeau. Il dégageait quelque chose d’intense et de décontracté à la fois.

Il a commencé à parler. Il a raconté beaucoup de choses, intelligentes et drôles, notamment cette anecdote qui explique pourquoi il a choisi le cinéma pour s’exprimer :

Alors qu’il était prisonnier des Allemands, pendant la seconde guerre mondiale, il allait de groupe en groupe dans la cour du camp et essayait de parler avec les gens. Il s’est aperçu que sa langue natale, le lituanien, n’était pas adaptée pour communiquer. Il s’est alors dit : « il faut que je choisisse une langue qui me permette d’entrer en contact avec plus de gens, essayons le russe ». Ça n’a pas mal marché un moment. Il y avait pas mal de Russes dans le camp et Jonas a pu communiquer avec eux. Mais, ensuite, il est tombé sur des prisonniers espagnols et il s’est dit : « merde ! L’espagnol ! Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? La moitié de la planète parle espagnol… » Il a appris la langue et a pu communiquer avec plein d’autres personnes. Et puis, au fur et à mesure qu’il passait d’un groupe à l’autre, il s’est rendu compte qu’il y avait une langue que chacun baragouinait un peu : l’anglais. Était-ce là le langage universel qu’il avait tant cherché ? Il a donc appris l’anglais.

Mais s’il a pu, dès lors, échanger des propos avec plein de nouvelles personnes, il a quand même fini par se sentir limité. Quelque chose n’allait pas. Même avec ce nouveau langage. Il voulait toucher les gens au cœur, or, pour cela, il manquait toujours une nuance qui se perdait dans les arcanes du langage parlé. C’est à ce moment qu’il a compris. Le seul langage universel, c’est l’image. Et il a décidé de devenir cinéaste.

 

J’ai trouvé cette histoire très belle. Rien que pour l’avoir entendue, je regrettais pas d’être venu jusqu’ici.

Ensuite, les questions des spectateurs ont commencé. Je ne me souviens plus du tout de leur teneur. Sauf pour la dernière intervention…

À côté de Debbie et moi, sur la gauche, était assise une fille en minijupe. Grande, les cheveux longs, elle dégageait un truc vraiment sexuel. Quand elle a senti que la conférence touchait à sa fin et que Jonas Mekas allait partir, elle a bondi sur ses deux immenses jambes gainées de noir et a prononcé d’une voix vibrante :

« MR. MEKAS, QUE PENSEZ-VOUS DES GROUPIES, S’IL VOUS PLAIT ? »

Le cinéaste a ri, la salle aussi. Je me suis dit que c’était pas mal d’être un cinéaste expérimental, tout compte fait. La seconde d’après la fille disparaissait à sa suite par la porte des coulisses. Ça, c’était une sortie !

https://www.youtube.com/watch?v=PNet8AFAhQ0

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