Si les disques du Brian Jonestown Massacre se succèdent désormais sans surprise, on est toujours aussi étonné qu'Anton Newcombe soit encore en état de composer. Pour "Révélation", dernier disque en date, le grand miracle se situe donc au niveau des ressources humaines : sevré, traité et officiellement guéri, Anton Newcombe serait devenu un type normal. Mais à quoi ressemble la normalité quand on a ingéré l'équivalent en drogues du PIB du Soudan en 25 ans de carrière ? Sacrée paire de manches, qu’on s’apprête d’ailleurs à relever avec le principal intéressé.

Pendant près d’une décennie, l’équipe au grand complet du cirque Barnum – sapeurs pompiers compris – semble avoir vécu dans la tête du docteur Maboul. A force c’était presque devenu une constante, chaque venue promotionnelle du ‘’rock’n’roll animal’’ était l’occasion d’annulations, de disparitions, de partie de cache cache avec ‘’le type qu’on avait vu dans le documentaire Dig et qui foutait des torgnoles à ses propres musiciens’’. A écouter les rescapés de ces grandes audiences avec Anton ‘’je me la colle’’ Newcombe, le plus divertissant n’était même plus la musique qu’on écoutait, mais tout le pataquès au second plan ; l’exercice consistant à pouvoir lui faire cracher au bassinet deux trois saloperies sur Dandy Warhols et autres groupes californiens depuis relégués à la seconde division. Corrida sadique où le taureau s’avérait être la victime de ce qu’on appelle la médiatisation, le chiffon rouge étant certes facile à agiter et le cordon sanitaire entourant chaque sortie du BJM assez mince pour qu’on soit tenté de sauter par-dessus la barrière.
Pendant toutes ces années, Anton continua sur sa lancée, constant dans l’inconstance. Parfois, à force d’être grandioses (« My bloody underground », 2007) ses disques finissaient par être toxiques pour son propre auteur, la plupart du temps ce n’était que des disques honnêtes (« Aufheben », 2012) où tout se jouait à la marge parce que le peintre était devenu plus important que ses tableaux et que les paroles d’Anton intéressaient finalement plus que ses créations. Un peu comme une tournée promo de Fabrice Luchini avec un mur d’amplis vous tombant dessus comme une déferlante.

Si les chansons de « Revelation » sont écrites avec un conformisme d’artisan déjà bien content d’avoir encore du boulot, il y a tout de même un changement, et pas des moindres. Un inversement de lettres sur la pochette suffit d’ailleurs à comprendre la grande révolution en coulisses : RELEVATION. Un mot qui n’existe pas, okay, mais qui définit celui qui aurait déjà pu clamser dix fois. Devenu père au moment d’accoucher de cet énième disque, le père spirituel de toute une génération (Warlocks, Black Rebel Motorcycle Club, etc.) a fini par poser ses bagages à Berlin, une ville loin de tout dans laquelle Anton ne pige absolument rien au monde qui l’entoure, ce qui – outre la barrière de la langue – ne le change pas trop des trente années précédentes. Rangé des bagnoles, on disait. A la fois papa, casé, sevré, propriétaire d’un studio où l’animal enregistre le tout venant, mais aussi patron d’un label (A Records) où il publie également ses propres disques et ceux des autres (Blue Angel Lounge, Les Big Byrd, deux disques récents absolument formidables), Anton, après des années à gober comme Pacman, s’est donc relevé. A consenti à mettre la pédale douce sur les drogues dures, s’est décidé à cohabiter avec ses démons apaisés parce que de toute façon, c’était soit ça soit terminer comme Big Jim dans une baignoire puis dans une allée triste du Père Lachaise avec des fans américains bouffant des burgers sur votre tombe en entonnant Light My Fire à moitié éméchés. Vu le contexte, la vie – et surtout l’après – aurait pu être pire pour Anton.

Le voilà en face de moi, visiblement crevé par le marathon de la journée, un peu bouffi certes, mais loin des rumeurs persistantes qui le décrivaient encore récemment comme un quintal ventripotent, 130 kg sur la balance, complètement au bout du rouleau. Même assagi après un énième séjour en maison de repos, il reste tout de même loin du monsieur Normal qu’on croise tous les matins dans le métro. « Salut moi c’est Anton, ça te dérange si j’appelle mon fils ? ». Loin de chez lui, le leader du Brian Jonestown Massacre a des résidus du manque, sauf que cette fois ça n’a rien de chimique. Passée l’improbable séance Facetime avec Anton Jr sous les yeux de votre serviteur, nous voilà donc à fumer la clope sur le parking du distributeur français Differ-Ant. Anton me montre des photos de son fils qui se réveille à 5 h tous les matins, m’explique que cette paternité nouvelle engendre des complexités logistiques et des arrangements, comme par exemple se réveiller un jour sur deux pour laisser sa compagne dormir un peu plus, ou devoir accorder un temps considérable à la paperasse nécessaire aux préparatifs d’un mariage avec miss Newcombe, retardé par des problèmes administratifs internationaux. Des problèmes de gens normaux, donc. Qui rendent cette rencontre encore plus surréaliste. Nous n’aurons pas le temps d’aborder les conditions d’enregistrement de la meilleure chanson de « Revelation » (Nightbird, magnifique comptine nocturne) ou cette autre (Goodbye butterfly) qui fait étonnamment penser à un plagiat des Dandy Warhols copiant les Rolling Stones. Finalement, pas grave. La vérité, comme Anton, est souvent ailleurs.

Alors, quelle est la révélation de ce disque ?

Bon déjà j’aime beaucoup ce mot, révélation. Et puis… [long silence] je suis passé par des phases maniaques où le fait d’être possédé par l’alcool faisait que j’avais aucun problème à me griller les neurones ; dans ma tête c’était devenu un bordel pas possible et j’en voyais plus la fin. Tu sais quand je vivais encore chez ma mère, elle était sûre que j’allais finir en prison ou clamsé sur le trottoir, moi j’étais certain que ça n’arriverait pas, évidemment. Et puis dans ma vingtaine, les gens passaient leur temps à me prendre pour un fou, à se foutre de ma gueule et moi je leur répondais simplement « ah ah, voilà mon nouvel album, merci à ma folie, je suis pas cramé, va te faire foutre ». Bon, et puis dans ma trentaine, j’ai bu comme un trou, suis tombé dans l’héroïne dans les années 90 et j’ai trouvé que l’alcool pour m’en sortir, bref, j’ai commencé à boire 25 heures par jour pour compenser le manque et c’est de la que me sont venues les phases maniaques. Plus tard dans les années 2000, quand ça a vraiment commencé à devenir FOU, j’ai absolument pas compris comment j’en étais arrivé là, j’étais persuadé que oui, ma place était définitivement en prison… j’aurais dû mourir plusieurs fois. Conséquence de quoi j’ai fini par atterrir dans un hôpital et c’est là qu’on a identifié mon problème : j’avais besoin d’être mis sous traitement, pour contrôler cette folie. Hors de question ! Direct j’ai filé à l’anglaise, convaincu que l’arrêt du goulot et une bonne forme physique suffirait à me guérir… sauf que ça a fini par revenir. Là j’étais dos au mur, spécialement depuis que j’ai eu cet enfant, y’avait plus d’autre option. Donc je me fous que les gens me prennent pour un illuminé ; le fait d’être seul avec mon Art et mes pensées, c’est ça la révélation. La seule chose que je désirai, c’est être moi-même, aucune envie de continuer à vivre sous l’emprise des drogues.

Le fait d’être « clean », est-ce quelque chose de flippant quand on a passé les vingt dernières années à composer dans des états seconds ?

Regarde le truc : la vraie révélation c’est que tu n’as pas forcément besoin de ça pour créer. Et ça pour t’en rendre compte, t’as besoin d’en sortir. Ca suppose de se regarder de l’extérieur, encore une fois, pas facile.

Te souviens-tu de la première – bonne – chanson que tu aies réussi à composer après tes sevrages répétés ?

Certaines bonne chansons l’ont été alors que j’étais chargé comme une mule, d’autres pas ; tout dépend du processus. Chaque drogue a son utilité, sa raison d’être. Au début la chose qui avait le plus d’impact sur mon cerveau, c’était pas les beuveries entre potes, c’était les acides et les champignons, qui transformaient ma perception du réel, ma manière de penser. Avec l’héroïne c’était différent, déjà c’est venu d’un accident qui a nécessité une hospitalisation pendant deux semaines avec morphine et tout le tralala, c’est la première fois de ma vie que j’étais allongé pendant dix heures sans penser à RIEN, c’était fou, j’avais un os qui me sortait du bras et moi j’étais là, cool gars, « tout est okay », je pensais à des trucs tout con, des oranges, je sais pas quoi, bref, rien. In the blues makes you loose. C’est comme boire quand on a la gueule de travers, ça sert à rien. Ca devient une habitude, la routine.

J’ai entendu dire que pendant ton récent internement pour tuer tes démons, tu avais commencé à donner des concerts à l’intérieur même de l’hôpital. Vrai ou faux ?

Ouais !

C’était ta conception de la thérapie ?

Non ! C’était pourri en vrai, sans parler du fait que ce sont les gens là bas qui m’ont demandé de jouer pour les malades, dans une sorte d’auditorium extrêmement flippant. C’était franchement bizarre, franchement bizarre… enfin, c’est la vie hein. Tu sais, la première fois que j’ai posé les pieds là bas, une nana venait de se tuer, juste dans le hall d’entrée ; toi tu entres pour te faire soigner, y’a encore du sang frais par terre.. bordel de merde, ces gens sont sensés te protéger, autant de toi-même que des autres, mais ils en sont incapables ! Sauf que la deuxième fois où j’y suis retourné, j’avais plus d’autre choix que de me faire soigner.

C’est une drôle de transition mais qui est cet enfant sur la pochette de « Revelation » ?

Figure toi que je ne sais pas ! La nana, Nina, qui a fait l’artwork, aimait bien les cut-up et les collages, et c’est venu de là.

« La vraie surprise ce n’est pas d’être encore là, c’est que tous les autres aient disparu »

Bêtement je me disais que c’était ton propre enfant, d’où la révélation.

Eh non, c’est quelqu’un d’autre.

Le fait d’être devenu père a-t-il changé quelque chose à ta conception du songwriting ? Comme l’album a été enregistré au même moment…

Non pas vraiment, parce que j’ai déjà un autre fils, qui a douze ans maintenant. Sans trop en dire sur sa mère, c’est une actrice et c’est une relation plutôt… compliqué entre nous. Comme cela m’est insupportable d’être tenu à l’écart par rapport à lui [son premier fils, NDR], cette fois je tenais absolument à être là pour le second. Mais j’aime aussi mon Art, et ça c’est un sentiment complètement égoïste. Disons donc que je tiens autant à ma famille qu’à mes chansons ; j’ai envie de bosser davantage, je sais pas encore comment m’y prendre, mais j’ai envie. Disons que je vais essayer…

Ce qu’on oublie souvent de préciser quand on parle du Brian Jonestown Massacre, c’est que tu as débuté ta carrière en 1988, un sacré bail…

 

Ah non, le BJM c’est 1990. Mais en fait ma carrière est encore plus vieille que ça, j’ai commencé en 1984, avec mes potes, ça s’appelait Electric Cool-Aide, puis après il y a eu Homeland, et plein d’autres groupes encore…

C’est finalement ça le plus surprenant, on a tendance à croire que le Brian Jonestown Massacre a débuté sa carrière avec le documentaire Dig, alors qu’en vérité tu avais déjà 15 ans d’expérience dans les pattes. La question est un peu attendue mais t’arrive-t-il d’être surpris d’être encore là après trois décennies ?

Non. Je me demande juste pourquoi les autres ont disparu. Quand t’es gamin et que t’as un groupe, faut te foutre de sacrés pains dans la gueule pour te stopper, t’es prêt à faire n’importe quoi pour jouer et tous les autres groupes sont tes ennemis, ils veulent saloper tes affiches de concert et toi ta seule solution c’est de leur répondre FUCK YOU.

Mais tu as tué tous ces groupes.

Je sais ! Et pourtant j’ai toujours aidé les autres, j’ai monté des labels, j’ai sorti les disques d’autres groupes… J’en suis donc arrivé à me demander pourquoi tous perdaient autant d’énergie à croire que je les menaçais. Et tout ça pour abandonner à la fin, franchement les mecs ?

C’est un peu ce que me disait récemment Bobby des Warlocks.

Tu sais que j’ai joué de la batterie dans son groupe ? C’était sur son premier disque.

La bio qui accompagne « Revelation » précise que c’est le premier disque que tu as intégralement enregistré à Berlin ; comment était-ce de faire venir le groupe là bas ?

J’ai enregistré le disque tout seul… Pour le live, j’ai un backing band éparpillé aux quatre coins du monde. Alors bien sûr, des potes sont passés au studio pour enregistrer quelques parties, mais au final j’ai fait la plus grosse partie par moi-même, et c’est toujours comme ça que cela a fonctionné… [très long silence]… encore que… bon c’est pas complètement vrai. Pour certains disques j’avais les bandes captées avec le groupe en live sur lesquelles j’overdubbais basiquement, d’autres je les ai produits, d’autres je les ai dé-produits, pour « Methodrone » (1995) l’enregistrement a débuté avec un groupe et s’est fini sans, sur « This is our music » (2003) j’ai créé un orchestre de poche avec des écoliers… en fait tout dépend de la situation du moment.

Et comment gères-tu ton propre label, A Records ?

C’est marrant que tu demandes ça, le type avant toi m’a posé la même question. Disons que je ne bosse pas tout seul là-dessus, mon manager Stuart gère les chiffres et le business, moi j’aime pas la merde financière… ça te dérange si je change de pompes pendant qu’on parle ? Attend deux secondes, ah putain ça fait du bien [il enfile des bottes], ouais donc le type fait le compte en banque [ZIIIIIP, bruit de fermeture éclair, les bottes] et moi j’évite d’écouter tout ce qu’on m’envoie, bandcamp & co, j’en suis absolument incapable… ça te dérange pas si je fais mes affaires en même temps ? [Anton commence à ranger son sac à dos, ses chaussures, tout son bordel]

De toute manière j’ai fini. Je me demandais juste comment, avec cette philosophie du « ni Dieu ni maître » consistant à sortir vos disques sur votre propre label, vous arriviez à mettre en place des garde-fous.

Les gens m’encouragent à partager ma musique, notamment sur Youtube, du coup j’essaie de rester attentif aux remarques des uns sur telle chanson qui fonctionne ou sur telle autre qui marche moins bien ; ça m’oblige à aller de l’avant, à me remettre en question. [il continue sa séance de rangement de fin de journée] Putain je sais pas comment le fermer ce sac [il est chargé ras la gueule]… bon je suppose qu’il n’y a pas de solution.

The Brian Jonestown Massacre // Revelation // A Records (Differ-Ant)
http://www.brianjonestownmassacre.com/

2 commentaires

  1. « -La question est un peu attendue mais t’arrive-t-il d’être surpris d’être encore là après trois décennies ?

    -Non. Je me demande juste pourquoi les autres ont disparu.  »

    Je kiffe cette réponse.

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