Coincé entre "Sunset Boulevard" et "Sept ans de réflexion", "Le Gouffre aux chimères" (1951) qui ressort cette semaine est une perle entre deux diamants. Loin de ses comédies légères, Billy Wilder y dirige un Kirk Douglas impitoyable dans une fable particulièrement dure. Où l'on apprend que si les journalistes sont responsables de la mort de Lady Di, ce n'était certes pas un coup d'essai.

Avec sa fossette et son nombre impressionnant de dents, Kirk Douglas est de ces acteurs volontaires et positifs qui, oints d’huile, libèrent à eux seuls des centaines d’esclaves, combattent des pieuvres géantes ou sauvent l’honneur de l’armée française… C’est pourtant dans Ace in the Hole  (Le Gouffre aux chimères, en français), avec le rôle d’un journaliste enragé et cynique, que l’acteur sort pour une fois de son rôle de boy-scout. Le personnage de Douglas est remarquable dans la cruauté dont il fait preuve envers tous, lui-même compris. La direction de Wilder joue avec la force du comédien, au point que tous ses gestes sont empreints de violence, jusqu’à la manière dont il embrasse l’héroïne.

Charles Tatum est un reporter brillant mais en bout de course. Il échoue au Nouveau-Mexique où il pisse de la copie dans un journal local dans l’attente d’un gros coup. En allant couvrir une chasse au crotale, il tombe sur un pauvre type coincé dans une caverne. L’incident n’est rien, mais Tatum — dont le nom évoque singulièrement celui du fameux Barnum — va lui donner l’ampleur d’une tragédie. Il rameute des secours toujours plus nombreux, décrit à longueur de colonnes la femme éplorée, le courage de l’homme enfermé sous terre ou le sérieux du sheriff. Seulement, pour que l’histoire puisse lui rapporter, le sauvetage doit durer le plus longtemps possible. Le journaliste qui se veut tout-puissant s’aperçoit qu’il ne tient pas un stylo, mais plutôt un flingue. Et celui-ci est encore chaud.

La force du film n’est pas seulement dans le personnage de Tatum, elle est aussi dans la complicité de tous les autres personnages qui, par intérêt ou lâcheté, laissent se mettre en place un cirque pervers. Il ne s’agit pas d’une simple attaque contre les médias, mais d’un portrait cru de l’Amérique comme une machine à produire du spectacle. Il ne s’agit pas juste de critique, mais d’un sentiment d’horreur devant le pouvoir de l’image et ses spectateurs infantiles et égoïstes. Derrière l’Amérique des années 50, Wilder, qui a fui l’Europe dans les années 30, laisse affleurer le souvenir proche du si fascinant spectacle du nazisme. Le décor posé dans un ancien village indien rappelle, s’il le faut, que le spectacle masque souvent le génocide.

Si les personnages jouent comme des archétypes, les dialogues au cordeau les empêchent de devenir des clichés. Comme Tarantino et le hangar de Reservoir Dogs, Wilder utilise l’espace où l’homme est enfermé avec parcimonie, maintenant cet espace sépulcral et silencieux comme un hors-champ que l’on pourrait presque oublier si son existence ne rendait pas insoutenable le spectacle forain qui se déploie autour. On ne s’étonne pas que le public ait boudé le film à sa sortie. Soixante ans plus tard, il reste toujours aussi puissant, et plus nécessaire encore.

 Billy Wilder // Ace in the Hole // Ressortie en salles le 3 octobre par Spinalonga Films

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