Les musiciens et chanteurs actuels, sont nombreux à revendiquer la liberté de ne pas se confiner dans leur genre sur scène ou dans la vie. Ces adeptes d’un monde fluide à la Judith Butler sont copieusement applaudis autant par les critiques, que les spectateurs, et c’est tant mieux. Mais au cœur des nuits, qui sèment le trouble dans le genre, se trouvent les artistes trans. Ces personnes de l’ombre, sont encore pour la plupart, touchées par la précarité, et peinent à s’imposer dans le monde du spectacle.

Un soir de septembre à Paris, lors d’un concert au Folie’s Pigalle, je m’étais retrouvé nez à nez avec le pénis gesticulant de la chanteuse drag la plus trash des Etats-Unis : Christeene. J’étais au premier rang, et j’essayais d’interpréter le joyeux bordel qui avait lieu à quelques centimètres de mes yeux incrédules.

Durant sa performance, l’artiste chantait de sa voix rauque des textes aux tonalités hip-hop. En même temps, elle agitait frénétiquement son engin, qu’elle dégainait par intermittences à la petite foule venue l’acclamer. C’est vêtu et grimée en authentique white trash texane qu’elle a ensuite entonnée sa chanson Fix My Dick, sans oublier d’exhiber ses fesses quand bon lui semblait.

La chanteuse, une punk invétérée, est un personnage inventé de toutes pièces. C’est le très subversif artiste transformiste Paul Soileau qui l’a créée. Christeene est son double version féminin et lugubre. Elle se définit comme une «  terroriste drag », en bref, elle veut « détruire pour créer ». Et sur sa kill-list se trouve une grand partie du monde de la nuit actuelle : «  Je ne vais pas m’assoir et attendre que le show business change et devienne plus inclusif, il faut se bouger le cul et anéantir le paysage nous-même » me dit-t-elle.

La chanteuse Christeene. Crédit : Michael Sharkey.
La chanteuse Christeene. Crédit : Michael Sharkey.

«Les artistes trans ont dégommés les portes du genre».

Ce soir-là, Christeene semblait nous dire d’aller tous nous faire foutre avec nos conventions débiles, qui font que les gens n’osent toujours pas se comporter librement, indépendamment du genre auquel ils ont été assignés. D’ailleurs elle ponctuait son show avec des gros fuck dirigés vers l’assistance en invectivant le public de sa voix éraillée. Elle veut bâtir son royaume déjanté et obscur sur les cendres de notre monde figé. Elle pense que « les artistes trans sont la preuve vivante, de la puissance et du mystère, de ce truc cloisonné, qu’on appelle le genre » Selon elle, « ils ont brisé le cadenas et ont dégommé la porte ». Plus tard dans la soirée, le rappeur afro-américain Mykki Blanco, véritable fer de lance de la culture queer a débarqué sur scène. Il portait une de ses innombrables perruques. Ce soir-là elle était blonde.

Ces deux artistes floutent les frontières du genre tout en adoptant les codes des trans. Ce mouvement artistique prend de l’ampleur, particulièrement dans le monde de la mode, mais ne bénéficie pas encore aux personnes ayant changé de sexe ou encore en transition. Dans une interview, Blanco refuse même de se définir comme trans : « Je n’aurais jamais pu avoir le temps d’être Mykki si j’avais été trans. Tous les jours auraient été une question de survie » confie-t-il.

La grosse omission

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(C) Magalie Bragard

En creusant ma mémoire ainsi que les internets, je ne pouvais même pas nommer une star transgenre française actuelle. Pourtant j’étais persuadé que ces personnes font du bon son comme tout le monde. En quête de réponses, je suis allé voir Bruce, un petit gaillard trans, crâne rasé à blanc, et son amie Naëlle une sorte de reine futuriste de la nuit, trans aussi. Et je leur ai demandé où sont ces artistes invisibles. Ces deux-là en savent quelque chose car les soirées Shemale Trouble, destinées aux  « personnes trans, à leurs amants-es et à leurs alliés-es » sont leur invention.

Si leurs soirées suscitent un certain engouement, Naelle avoue qu’en France, et comme dans beaucoup de pays, « il y a encore du taff ». Les personnes trans sont bien souvent mal vues et marginalisées : « malgré la diversité des profils, beaucoup ont encore une image très stéréotypée et fantasmée quand on leur parle de trans » constate Bruce. La mannequin trans, Raya Martigny, s’est même fait traiter de «  monstre » par les managers d’une des boites les plus prisée de la capitale, alors même qu’elle venait y travailler. Pour ceux qui pensent que le monde de la nuit n’est que tolérance et liberté, prenez-en de la graine.

Quand j’évoque avec Naelle le milieu artistique trans parisien, elle bug : « y’en n’a pas beaucoup beaucoup. On les fait venir de loin ». Avec une entrée coutant seulement 8 euros, pour inclure les personnes «  paupérisées » et des artistes qu’il faut amener de partout, l’organisation est en fait une vraie galère.

Bruce et Naelle ne voulaient pas que leurs soirées soient « juste un prétexte pour publier des photos cool sur Facebook », mais bien l’occasion d’agir face « aux problèmes de visibilité des trans ». Faire en sorte que les trans soient mieux représentés dans le milieu du spectacle. Contrairement à Christeene, les deux tauliers de la nuit veulent «  construire plutôt que de détruire », et évoquent en souriant l’amour la bonne ambiance et l’énergie positive qui règne dans leurs soirées. C’est pourquoi, Bruce et Naelle n’ont pas «  une pancarte collée à la main », mais assurent tout de même que leur démarche est militante. Leur leitmotiv c’est un peu : ne faites pas la guerre, buvez des bières. Christeene n’a qu’à bien se tenir.

Tous deux l’avouent, réussir à sortir du ghetto queer et acquérir de la visibilité est difficile pour les artistes trans, « sauf si on est planqué ou si on ment par omission […] car les gens ne se mélangent pas beaucoup ».

Tous les fleurs d’un même bouquet 

C’est dans ce microcosme animé que j’ai fini par rencontrer Martin Gugger, un petit barbu mi-gabber mi-skatteur, et accessoirement membre du groupe Salut C’est Cool. Il est trans «  comme quelqu’un qui ferait du poney ». Traduction : il ne se cache pas mais n’en parle pas non plus, à moins qu’on lui pose la question. Il n’a jamais évoqué publiquement son genre même si ce n’est pas un secret dans le milieu.

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Martin Gugger et sa trotti. Crédit : David Simantov Lévi.

Le jeune artiste ne fait pas de son identité un combat permanent, mais pense que « c’est important qu’il y ai des personnes trans dans la culture populaire, pour que les gens développent une empathie pour eux ». Logique. Vous avez déjà vu un fan de Snoop Dog qui n’aime pas les noirs ?

Pour répondre aux problèmes de précarité, Martin et ses potes voulaient prouver qu’il est possible de réussir sans thune : « pas besoin du dernier synthé » pense-t-il. La joyeuse bande a fait le choix de produire, une musique aux beats et à la technicité basique, ainsi que des clips hallucinants fait-maison. Aujourd’hui, il reconnait sa position privilégiée : « ca coute cher de financer les opérations […] c’est plus compliqué pour ces personnes-là de faire de la musique, beaucoup laissent tomber ». Lui a eu la chance de rencontrer rapidement le succès, mais aussi d’avoir eu une famille qui a su le soutenir durant sa transition.

Avec ses acolytes, sortes d’éternels adolescents aux textes aussi gras que mes cheveux, ils s’autorisent beaucoup de choses. Et surtout la dérision. Ses complices et lui forment probablement la congrégation la plus loufoque de la décennie. Ils fredonnent que « nous sommes tous des fleurs, dans le même bouquet » et d’autres délires un peu hippies mais pas si absurdes. La preuve, dans le morceau Salam Aleykoum, Martin chante : « Me voilà sorti du mirage, j’ai le kiff au bout des doigts […]  j’ai enfin la paix ». Pour lui, ce texte évoque le moment où il est sorti de l’hôpital, après ses opérations. Il faut que les artistes trans s’expriment à propos de leurs expériences. « On a tous besoin de modèles, que ça soit nos parents ou un prof ». C’est sa conclusion.

Cinq minutes pour conquérir la scène

Eiram aussi veut transformer les artistes trans, et « toutes les personnes victimes du patriarcat » en modèles. Elle le fait en leur donnant la parole pendant cinq minutes. Il y a quelques mois, la jeune femme a créé la scène ouverte baptisée Self-ish, réservée exclusivement « aux meufs et aux trans ». Victime de « sexisme et de misogynie » dans des scènes ouvertes mixtes, réputées pourtant pour leur côté inclusif, Eiram a souhaité « créer un cercle vertueux qui commence par la prise de parole ».

Jena sur la scène ouverte Self-ish. Crédit : David Simantov Lévi.
Jena sur la scène ouverte Self-ish. Crédit : Pauline Lilith

Là encore, c’est bricolage et art de la débrouille. La sixième édition de Self-ish avait lieu dans le sous-sol du squat de La Petite Maison, il n’y avait nulle part où s’assoir, et des gens partout. Dans ce lieu militant, les fils électriques dénudés pendaient au plafond. Une petite odeur de pourriture flottait dans l’air, à cause d’une inondation qui condamnait une partie de la salle. Ambiance Nuit Debout avec plus de guitares et moins de mecs relous.

Eiram, rayonnante en M.C prévoyante, a commencé le show en intimant à la foule hétéroclite de garder son calme en cas d’incidents imprévus. Un petit escalier bien raide, était l’unique façon de sortir de la cave. Une trentaine de personne étaient présentes à la première édition. Ce soir-là on devait être plus d’une centaine. « Il suffit d’une personne pour lancer quelque chose » affirme-t-elle. A la fin de la soirée une boite en carton est passée entre les mains de tout le monde pour quêter les quelques sous qui serviront à l’organisation de la prochaine Sel-fish.

En France ces rencontres du troisième type ne se déroulent pas encore sous les projecteurs. En attendant que Christeene ne défonce la vielle garde musicale, on continuera à aller voir les artistes trans dans des lieux mystérieux et sous-terrain. Et on s’amusera à l’abri des regards obliques.

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