Lorsqu'il pense aux musiques de films ou aux arrangeurs, le monde normal cite Lalo Schifrin, François de Roubaix, Francis Lai, Ennio Morricone, David Whitaker, John Barry, Nino Rota, Jean-Claude Vannier ou encore Alain Goraguer. Hélas la postérité n'a pas retenu le nom de Jean Bouchéty, auquel la compilation KPM "The magic of Bouchety" rend heureusement hommage. Et c'est vrai que le Français était magicien : il a complètement disparu. 

Que tu en sois conscient ou non, le monde de la pige musicale se divise en deux catégories. D’un côté, celles et ceux qui ne jurent que par les gros bras, les blockbusters, les artistes dont tout le monde ou presque a entendu parler. De l’autre, ceux qui cherchent, farfouillent, se surprennent eux-mêmes à passer des nuits coincés dans des bouquins plus ou moins poussiéreux sur la musique et à cliquer sur des liens, histoire de dénicher quelques informations sur des albums qu’ils n’écouteront parfois jamais, faute de budget, de temps, d’envie…

Impossible de vous dire dans quelle catégorie je me situe, mais ce que je sais, c’est que le client (ou plutôt le grand monsieur) du jour se situe plus dans la catégorie des trésors cachés, tant il semble profondément enfoui dans la mémoire collective, que dans celle des têtes de gondoles. Enfoui ou plutôt… enterré. Car aucun papier ne parle vraiment de lui sur le net. Un scandale ! Mais inutile de s’énerver, c’est l’été et certains d’entre vous sont à la plage. Coincés entre la crème solaire périmée et les churros moisis. Faisons simple : Bouchéty est un arrangeur magnifique, un compositeur fabuleux de musiques de films et étrangement… un gars jamais name-droppé par les spécialistes. Rien d’anormal, puisque tout le monde semble vraiment l’avoir complètement oublié.

La première à m’en avoir parlé, c’était Jacqueline Taieb en 2014. La chanteuse oubliée des yéyés faisait alors les joies d’une publicité quelconque grâce à son vieux tube 7 heures du matin et évoquait ses débuts dans les flamboyantes sixties. « La maison de disques m’avait attribué pour mes premiers titres un arrangeur de génie, Jean Bouchety, un homme qui a bossé par exemple pour Michel Polnareff. Il enregistrait toujours ses arrangements à Londres, et je me suis retrouvé à 17 ans dans un studio londonien avec des pointures, choisis par Bouchety, qui étaient sur tous les disques que j’ai enregistrés à cette période ».

https://www.youtube.com/watch?v=iPY_RQW7r2w

Les pointures en question ? Des musiciens anglais au son furieusement psychédélique, mais pas crédités sur ces disques. On la croit donc sur paroles (et musique, cela va de soit). Dans l’histoire, la véritable pointure, c’est évidemment Bouchety, le véritable architecte du « son » Taieb. Ce qui est certain, c’est que les mots « arrangeur de génie » avaient piqué ma curiosité et donnaient envie d’en savoir un peu plus.

Perdu de vue

Une brève recherche 2.0 sur le garçon ne m’apprit malheureusement pas grand-chose. Aucun article sur le net, quelques rares vidéos sur Youtube… J’en avais (trop) rapidement conclu que ma vie devait reprendre son cours. Sans m’attarder sur l’ami Bouchéty. Seul Wikipedia se risquait à fournir quelques brèves informations. Né en 1920, l’homme semblait encore vivant (nulle mention en tout cas de son décès dans la notice). Il avait en son temps arrangé quelques titres monstrueux, des « standards » de la variété française : La poupée qui fait non, Le roi des fourmis, Il venait d’avoir 18 ans, Toujours un coin qui me rappelle, Âme caline, La tendresse… Et beaucoup d’autres pour Polnareff, Fugain, Taieb, Eddy Mitchell, Daniel Guichard…Le genre de CV flippant et attirant à la fois. Un peu comme Paul Mauriat avec Aznavour. Mais ça, c’est comme d’habitude une autre histoire.

Cerise sur le gâteau, Wikipedia m’apprit aussi que Bouchety s’était fendu de quelques bandes originales pour Pierre Etaix, Roger Vadim (La Curée, avec le parfait duo bourgeois Piccoli-Fonda), Pierre Richard ou encore… Max Pécas. Flippant, je vous dis, et encore plus quand on sait que les musiques de films « de cul » figurent souvent parmi les plus inventives du marché. Voilà, c’était tout, j’avais épuisé les quelques indications sur mon écran et j’allais à nouveau pouvoir écouter le dernier single à la con sorti il y a deux jours. Merci, au revoir. Ou presque.

Quelques mois plus tard, je rencontrais Bertrand Burgalat pour une interview et j’en profitais en effet pour remettre incidemment le nom de Bouchety sur le tapis, histoire de voir… Et là, bingo. « C’est marrant, parce que Bouchéty, je l’ai rencontré quand j’avais monté mon projet de reprises de Polnareff en 1992. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais dit à Nick Cave qu’on pourrait reprendre Goodbye Marilou avec des musiciens de cirque, peut être à cause des Ailes du Désir, tout ça…Je lui avais vendu le truc comme ça et ça lui plaisait mais après je savais pas comment j’allais m’y prendre. Du coup j’étais allé demander conseil au cinéaste Pierre Etaix. Il m’avait dit : « Ne prenez pas des musiciens de cirque, ce sont des connards qui vont vous faire chier. Mais moi, j’ai travaillé une fois avec un très bon arrangeur qui s’appelle Jean Bouchéty ». Je suis donc allé le voir à Neuilly et je lui présente le projet en lui disant que voilà, je veux faire un disque de reprises de Polnareff par des non francophones. Mec adorable. On discute, puis je rentre chez moi, et je me dis que ce nom, Bouchéty, quand même, ça me dit quelque chose…Je cherche dans tous mes disques, car il m’avait dit qu’il avait par exemple travaillé avec Michel Fugain. Les disques de Fugain période Big Bazar sont très bien arrangés. Et en regardant mes disques de Polnareff, je me rends compte que 80% de ses trucs sublimes, c’est Bouchéty. Quand je l’ai revu, je lui ai dit : « Vous avez dû bien rigoler quand je vous parlais du projet Polnareff ». Et là, il m’explique pourquoi il avait arrêté de travailler avec Polnareff. Je me suis un peu battu à l’époque pour réévaluer le travail de David Whitaker, Arthur Greenslade, Jean-Claude Vannier, Alain Goraguer ou Jean-Pierre Sabar, tous ces gens qui ont bossé avec Gainsbourg. Mais il y en a encore pas mal d’autres en France qui sont très peu appréhendés, dont Bouchety. Depuis, il est mort ».

Bouchety mort, sa musique semblait pourtant plus vivante que jamais à en juger par les trémolos enthousiastes de la voix de Burgalat. Décidément, il fallait que je replonge. A commencer par cette compilation de 1972 disponible sur Spotify et extraite de l’impeccable KPM 1000 séries du label KPM : The Magic Of Bouchety. Et là… quelle flambe, quand même. Instantanément, je songeais à Fire Escape In The Sky : The Godlike Genius Of Scott Walker, une compile qui m’avait longtemps fait fantasmer dans les 90’s. La faute à Julian Cope, chanteur des Teardrop Explodes et initiateur béni de ce rêve sorti en 1981 sur Zoo records, évidemment introuvable alors sur mes terres. Et à ce titre pompeux qui promettait le meilleur. Une machine à fantasmes plus forte que l’ensemble du catalogue Spotify en all access.

Alors Bouchety, magicien ou génie ?

Généralement c’est là qu’on place un facile « l’histoire jugera ». Pas de bol, d’histoire il n’y a point, tout le monde ayant incompréhensiblement zappé ce fabricant de merveilles. Puisque qu’elle l’a oublié, essayons au moins de la recomposer, son histoire, à JB (Osons, osons…). Voire de la deviner en rajoutant si besoin quelques cordes pour combler d’éventuels « trous dans la raquette ». Car pister Bouchety sur le net, c’est un peu comme essayer de poursuivre Superman avec un solex. Pas simple. Plus ou moins bien orthographié sur les macarons et les pochettes de disques, son nom (Bouchety, Bouchéty, Boutchety, Boucety, Bouchety, Bouchetti, Johnny Glider, etc.) a si souvent changé au cours de sa carrière qu’on finit presque par s’y perdre. Or la postérité d’une œuvre passe avant tout par sa traçabilité. Grosso modo, si tu sais pas qu’un musicien existe, tu risques pas de t’extasier dessus à l’apéro avec tes amis « connaisseurs ».

Mais reprenons du début. Avant d’arroser à grandes eaux les sixties d’arrangements plus somptueux les uns que les autres, Bouchety joue dans les années 40 et 50 de la contrebasse dans des groupes de jazz ou de swing à géométrie variable : Dany Kane Quartet, Don Byas and his Quartet… Tant et si bien qu’il finit par se retrouver membre d’Eddie Barclay et son orchestre. Ou plus exactement membre de l’orchestre d’Eddie Barclay. Un orchestre qui accompagnera (Bouchety était-il de la fête à ce moment là ? Je n’en sais rien mais je me plais à l’imaginer) dans les caves de Saint-Germain-des-Prés d’autres pointures comme Louis Armstrong, Ella Fitzgerald ou encore Dizzy Gillespie. Une participation bien utile qui permettra probablement aussi à Bouchety (mais en avait-il besoin?) de bénéficier du carnet d’adresses du fameux Eddie Barclay, fondateur du label du même nom et qui ramassait les talents comme d’autres les feuilles mortes. A la pelle.

Un gars aussi talentueux ne pouvant rester dans une équipe, fut-elle de première main, Bouchety monte finalement sa propre formation, évidemment nommée…« Jean Bouchety et son orchestre », apparemment renommée pour l’occasion d’un disque de twist (attention, humour), « Bouchety et ses Twistmen ». C’est cet orchestre qui accompagnera pas mal de figures 60’s et 70’s et qui fera de lui cet arrangeur de génie qu’il est plus que temps de (re)découvrir. En touche-à-tout curieux, l’ancien contrebassiste devenu pilote d’orchestre se laissera même aller à quelques expérimentations étonnantes, dont l’électronique Germs, Heartstress ou le très inquiétant Messages. Citons aussi (au hasard) son plus classique Meditteranean holidays, samplé par DJ Premier en 2009 en intro du U gotta love us de House of Repz.

Roi Midas du recording

C’est bien joli tout ça, mais pour une fois, n’attendons pas que les ricains prennent le leadership et remettent Bouchety en vitrine avant nous. Ce gars, c’est le roi Midas de l’arrangement. Arnaud Fleurent-Didier semble avoir construit toute son œuvre sur le seul Liberté mon amour (1969), et on ne serait pas surpris d’apprendre un jour par la bande (FM ou non) que Neil Hannon écoutait Superstar en boucle au moment d’écrire Theme from Casanova. Mais je dois sûrement rêver éveillé et imaginer des choses qui n’ont pas lieu d’être. Peu importe, l’essentiel ici est d’éclairer un peu l’oeuvre du bonhomme. Même avec une lampe-torche et des piles en fin de vie.

Armé d’un couteau suisse en plastique ou en pâte à modeler, Bouchety n’aurait lui certainement pas hésité à s’attaquer à la horde sauvage. Il semblait n’avoir (musicalement, bien sûr) peur de rien, au point de flirter gaiement avec la soul à l’américaine en mode suicidaire (bon sang, ces arrangements en 1971 de la comédie musicale Double V de… Jean-Jacques Debout).

Epais comme un bottin de 1972, le mystère Bouchety n’a eu de cesse de s’épaissir au fur et à mesure de mes maigres découvertes. Une recherche façon puzzle, mais avec pas mal de pièces manquantes. Il ne me reste finalement plus qu’à passer le reste de l’été à écouter en boucle cette vieille offrande KPM aux allures de tour de passe-passe. Et ça promet. La beauté délirante de The girl from La Mancha (Son intro à la Nick Drake, la suite qui donne envie de brûler les 3/4 de sa discothèque), celle de Venus, les divines cascades de violons et autre clavecin de Growing up… Tout étonne. Grandiose, cette compilation est un putain de strike. Puisse-t-elle vous rendre heureux. Et lampe-torche ou pas, gloire à toi, Bouchety.

A écouter : KPM 1000 Séries : The magic of Bouchety

9 commentaires

  1. hep, bestiaire, vous croyez vraiment que les quelques gonzaïlleux qui lisent encore, vont, se precipiter sur Bouchety, comme dit tOpO, « ba ba gO, gO »

  2. Bonjour,

    Mon nom: Gérard DOULSSANE.
    Adresse Mail gcbd@orange.fr

    Je cherche à joindre Albert POTIRON…
    Il ne me répond pas au téléphone probablement p.c.q. je suis en secret permanent et qu’il craint que ce soit encore un de ces connards de marchands de double-vitrage qui l’appelle ou un vendeur de mandolines Napolitaines à douze cordes …

    QUE NENNI ! voilà…

    Je suis tombé par hasard sur une belle page qu’il a écrite à propos de mon ami pour toujours: Jean BOUCHETY, aujourd’hui assis là-haut sur une clé de sol au milieu d’une kyrielle de dièses en strings…

    J’ai compris que Monsieur POTIRON avait eu bien du tracas pour obtenir des infos sur Jean BOUCHETY…Alors, si je peux lui apporter quelque chose qu’il me contacte.

    (Pour faire un peu connaissance… On me trouve sur GOOGLE. Tapez Gérard DOULSSANE (avec 2 « S » comme dans BOUCHER-CHARCUTIER…(Lol).

    A bientôt, vous avez si bien parlé de Jean, le MIDAS de l’arrangement …

    Cordialement,

    Gérard DOULSSANE.

  3. …c’est encore moi …

    Qui sait en voyant un peu plus loin les deux photos où Jean est assis par terre avec avec ses pantoufles que c’est MAD’ son épouse, « un peu maniaque » disait-il, qui exigeait qu’il les enfilât afin d’épargner le moelleux de la belle moquette anglaise ? Et qui se souvient du nom qu’ils avaient donné à leur Boxer qui pose près de lui et qu’ils adoraient: NAÔ ?
    Qui sait encore que Jean avait calligraphié lui-même « CIRRUS » sur les flancs de son planeur posé à FAYENCE à un coup d’aile de leur maison de LA BOUVERIE ?
    Et peu se souviennent que dans ses débuts Jean fut le bassiste de Gilbert BECAUD…
    Qui sait que MAD’ et lui eurent un fils qui travaillait à la SACEM, (la musique, toujours la musique )…?

    Toutes ces choses de la vie qui étayaient Jean BOUCHETY et ipso facto tout son travail d’arrangeur génial…

    Gérard DOULSSANE.

  4. Cher A.P,
    Coincé à l’époque dans un marasme absolu, j’avais oublié ton hommage à un des plus grands arrangeurs français et bassiste élégant, idéal. Une fois encore, tu ne t’es pas trompé.
    Amitiés, Sam

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