Épuisé depuis belle lurette, le ''54x13'' de Jean-Bernard Pouy est réédité sur grand plateau par les éditions L’Atalante. L’histoire d’un prolo du vélo qui grille la politesse au peloton et s’échappe. Après ça ? Cent-quatre-vingt pages de macadam à une voix, garanti sans roue libre.

Qui se souvient de Thomas Wegmüller ? Sauf à s’être usé les yeux sur les retransmissions vélo d’Antenne 2 période Patrick Chêne, pas grand-monde. C’est pourtant ce baroudeur suisse, éternel second couteau, que l’auteur Jean-Bernard Pouy convoque dans 54×13 pour nommer le code informel qui régit le mantra des échappées au long court. Vous savez, celles qui (ré)animent ces étapes « comme l’épée de Charlemagne : longues, plates, mortelles » ; celles vouées à l’échec face à l’appétit féroce des sprinters smilodons. On ne fera pas un maillot jaune de ces héros-là, plutôt des dossards rouges (coco).

c629d8c423135a01265426a080d7f81b91d29be605b3f2108f705a348d76Publié en 1996 chez L’Atalante, 54×13 ressort aujourd’hui, vingt ans plus tard, dans cette même maison d’édition nantaise à qui l’on doit la présence des facéties de Terry Pratchett (R.I.P) et Roland C. Wagner (R.I.P) sur les rayonnages des librairies (R.I…, oups, désolé) françaises. Mais ce court roman ne met pas, lui, de fantastique ou de merveilleux sur le bas-côté de ses lignes droites. Ni ne donne dans le roman à clefs, errance trop souvent présente lorsque la fiction littéraire prend le sport pour sujet. Pouy préfère donner à lire l’intimité d’un des barouds précédemment évoqués ; un exercice de pensée autant qu’une pensée de l’exercice. Car, tordant le cou à un montage d’attraction, surfacique, propre à la télévision, Pouy poursuit son récit en focalisation interne et ininterrompue, suivant le continuum de la pensée d’un homme, ses méandres, ses dérivations, ses digressions. Ici, le narrateur et protagoniste de l’affaire s’appelle Lilian Fauger, repêché de dernière minute dans une équipe montée de bric et de broc, qui rappelle les coquilles vides de cette époque (Le Groupement, Force Sud, etc.). Il ressemble à une anticipation de Christophe Bassons ; un anonyme du peloton, pas totalement rentré dans le moule.

À travers lui, par petites touches ne mégotant pas sur le retour chariot (la place du souffle ; celui du coureur, celui de l’écrivain), Pouy décrit le cyclisme de l’intérieur – pas celui des champions, celui du péquin en cuissard et maillot bariolés : les machinations publicitaires, le gros chocolat réconfortant dans la musette du ravito, le choix des braquets, le caméraman qui, prévenu, détourne l’objectif quand le coureur pisse en roulant. Il y a aussi Dunkerque, son carnaval et ses Quatre Jours, les souvenirs d’enfance qui refluent, les rêves de « faire une Walkowiak » [1], les comptines qu’on se récite pour oublier la douleur, le boulot d’équipier, le racisme ordinaire, la soif, la mort. Et le dopage aussi, un peu, forcément [2].

« Le coureur cycliste sait qu’il reste souvent un prolétaire, respectant des règles précises, faisant confiance à son entreprise et roulant pour un patron. »

Suivant cette description, Pouy voit-il dans le sursaut d’orgueil de son O.S du vélo, une métaphore de la classe ouvrière en voie d’être dissoute par la société mondialisée ? Sans doute, un peu. Et il est vrai que le cyclisme, hier comme aujourd’hui, a toujours été un sport qui met « tout à droite ». Du barrésien Henri Desgrange dont le journal L’Auto fut initialement financé par des antidreyfusards, à Émilien Amaury [3], en passant par Lance Armstrong ou Bernard Hinault faisant le coup de poing contre les ouvriers de La Ciotat, les exemples abondent, qu’on ne recensera pas tous ici, de peur que la molette de votre souris s’épuise avant l’heure.

Disons simplement que le cyclisme concilie deux tendances apparemment contradictoires mais qui sont deux grandes forces de l’époque. Côté jardin, il se fait poujadiste dans son décor, esquivant soigneusement banlieues et zones industrielles (ça fait tâche dans la vitrine du paysage muséifié), exacerbant ce côté Guide Bleu des abbayes, des châteaux et de la F.N.S.E.A qui fut le pré carré du lénifiant Jean-Paul Ollivier. Côté cour, le cyclisme est ultralibéral dans son déroulement sportif : bienvenue dans le « struggle for life », des hiérarchies internes entre leaders et « porteurs d’eau », des mafias, de la course contre le temps (plus vite ! plus vite !), du biopouvoir à coups de pilules, seringues et thérapie génique. Finalement, comme le serine Thierry Adam chaque été, c’est véritablement « le Tour de France, le Tour de la France » ; Jean-Pierre Pernaut copule avec l’O.M.C. Et le public, oscillant entre illusion et dessillage [4], qui continue d’applaudir …

Coincé dans ce système rodé, on en vient à se demander si « l’échappé du jour » ® ne s’est pas fait la malle simplement pour s’entendre penser, pour enfin distinguer son fil de la pelote, du peloton, de ce « gros tas de moutons à vélo […] d’une grande vacherie ». Pour retrouver, un moment, le sentiment d’exister, et détacher son individualité de la masse qui absorbe, qui l’absorbera sans doute à quelques kilomètres d’une ligne blanche et définitive (jusqu’au lendemain), tracée pour obnubiler les têtes baissées de l’esprit.

Aussi, ce livre aurait pu être sous-titré « Essai d’individuation d’une singularité quelconque en milieu cycliste » – mais c’eût été bien trop pompeux. Nous sommes sur le Tour, pas à la Sorbonne, et, n’en déplaisent à Blondin ou Buzzati, les jambes priment sur les plumes. Alors, ce sera juste 54×13. Cinq signes pour un braquet. Ayant par moments poussé un 52×12 lors d’une famélique carrière cycliste amateur (deux courses, deux abandons, gloire …), je peux vous confirmer que ça tire sec. Un gros braquet donc, avec des rangées de dents pour mordre des mollets s’usant à turbiner inlassablement. On retrouve un peu des rouages crantés qui malmènent Charlot – le travail à la chaîne, là aussi. En cyclisme, s’échapper, malgré la perspective poétique, ce n’est donc jamais s’évader. Jamais vraiment.

Un numéro ou un homme libre ?

En dépit de sa transgression initiale, la tentative de libération du Lil’Lilian obéit, finalement, aux canons de son milieu. Il s’agit toujours, dans son principe, d’aller plus vite que les autres ; la compétition avant tout. Sa modalité est également d’une banalité presque confondante : l’échappée solitaire, vouée à l’échec quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. De sorte que sa révolte apparemment perdue d’avance vient moins par critiquer que confirmer l’ordre établi. Comme le dit l’expression, il « fait un numéro » ; comprenez ici qu’il est parfaitement intégré au grand cirque. Où que le coureur veuille s’échapper, les vélos fonctionnent toujours avec une chaîne. « Le cycliste est un révolutionnaire », certes, mais la révolution c’est aussi ce cercle qui revient à son point de départ – roue, pédalier, chronomètre, Tour de France. On tourne en rond ? Oui, un peu.

Mais, ouf, c’est justement la conscience progressive de cet enfermement qui rend le roman intéressant. 54×13 file sur la même déclivité qu’un autre grand roman parlant de sport pour l’excéder, le magistral W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec. Certes, 54×13 est bien moins traumatique que son aïeul oulipien (qui faisait de l’idéal olympique le marchepied idéologique vers les KZ nazis), mais le changement de regard, de durée, de champ, permet de renouveler le propos accusateur. S’il fallait résumer en deux lignes ce qu’au lycée les professeurs de français appellent, ouvrez les guillemets, « l’intention de l’auteur », il faudrait pour 54×13 notifier ceci : Pouy conçoit le peloton comme une micro-société contraignante dans laquelle l’échappée, même virtuelle, devient la manifestation d’un désir anar, libertaire ; une aventure bravache pour ne pas se résigner – « Pédale, camarade, le vieux monde est derrière toi … », encourage un code Wegmüller aux accents soixante-huitards. Toutefois, ce désir est lui-même contraint, condamné à la frustration. Mais il continue d’être poursuivi tout de même, car qui cesse d’y croire peut descendre ; en vélo, c’est bien connu, si l’on s’arrête, on tombe. (Bon, OK, ça fait un peu plus de deux lignes)

De ces tensions entre divagations et prosaïsmes, pensées et corps, enfermement et simili-libération, le héros-de-peu va ainsi être amené, non à faire bouger les lignes, mais à décider où se situe, véritablement, la ligne à (ne pas) franchir. Alors, gagnera, gagnera pas … ; cette question, une fois le livre refermé, n’a finalement plus tellement d’importance [5]. Comme l’affirme un adage gnian-gnian, l’important n’est pas l’arrivée mais le chemin ; adage plus bateau que le Titanic et Pen-Duick IV réunis, et en même temps véritable loi des road movies et autres œuvres d’aventures, de Bip Bip à Kerouac, de Zadig à Easy Rider. C’est aussi vrai de 54×13, véritable « roman routier » (c’est plus approprié que road book, je trouve, non ?).

Finalement, c’est comme ça qu’aurait pu être sous-titré 54×13 : « Un roman routier ». Mais c’eût appelé avec un brin trop d’insistance le goudron et la plume, et ce livre ne mérite pas cette sanction, loin de là. On lui accolera avec plus de bonheur le « Tour de France » de Kraftwerk : le souffle, la scansion, le contexte, tout y est. Même la réédition vingt ans plus tard. Comme quoi, tout est une question de cycl(ism)e …

Jean-Bernard Pouy // 54X13 // Editions L’Atalante

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[1] Roger Walkowiak, alors dans une équipe régionale, avait remporté le Tour de France 1956 à la surprise générale, résistant aux favoris dans les étapes les plus dures. Depuis, l’expression (un brin désuète) « faire une Walkowiak » s’applique lorsqu’un second couteau chipe une course par étapes au nez et à la barbe des prétendants désignés.

[2] Pouy publie 54×13 deux ans avant l’affaire Festina, qui mit en lumière le dopage massif et généralisé de la quasi-totalité du peloton, qui tournait à l’EPO depuis 1990-91.

[3] Tyrannique patron (tendance droite dure) du Parisien Libéré, qui racheta L’Equipe en 1965 et fut donc le propriétaire du Tour de France jusqu’en 1977.

[4] Le pire, c’est que, aimant le cyclisme, je suis aussi en partie prisonnier de cette oscillation … Plus globalement, cette captation du public par le Tour de France se joue, à mon sens, dans l’assimilation entre le vélo de loisir (ou de transport) et le cyclisme de compétition ; quand bien même les idéologies (osons le mot) afférentes sont quasi-contradictoires.

[5] Surtout que les deux propositions sont vraies. Impossible ? Demandez donc au chat de Schrödinger.

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