En 1976 sortait le premier disque des frères Alessi, abonnés aux bacs d’occasion, scandaleusement absents des histoires officielles de la pop. A peine se souvient-on de "Oh Lori", qui escalada les charts anglais avec de turbulents voisins de cordée comme le "God save the queen" des Sex Pistols. Il est temps d’affirmer de nouvelles priorités et d’extraire cet album lumineux du purgatoire dans lequel il végète.

Oubliez l’énième retour des « jeunes gens modernes ». Renvoyez le rock garage entre ses quatre murs blêmes. Rendez vos disques de math rock, slowcore, noisy pop et shoegaze aux quadragénaires à Converse qui vous les ont fait passer pour des « expériences sensorielles digne du VU » et exigez remboursement des frais postaux.

La hype qui va renverser les échelles de valeur mollement établies par la cohorte de rock-critics avinés qui ont pris Lester Bangs au pied de la lettre, le comble du in, bref la musique de demain, pour quelques poignées de semaines en tout cas, c’est le yacht-rock.
Derrière cette appellation qui convoque des visions de marinas grignotées par le crépuscule et de bains moussants aux chandelles à peine dérangées par la brise de l’été pointe un espoir pour tous les amateurs de sophistication crapuleuse. Le yacht-rock, c’est un terme évidemment forgé a posteriori pour tenter de qualifier cette mouvance du soft rock 70’s/80’s groovy en diable, californienne à l’excès, toujours teintée de chatoyances soul. Ainsi, comme le monde est un endroit plus juste depuis qu’on peut réhabiliter tout et n’importe quoi, il est permis aujourd’hui d’acheter un disque de Christopher Cross sans le dissimuler au milieu de la pile, de réaffirmer l’importance de Hall & Oates, Seals & Crofts, Loggins & Messina et autres duos à vicieuses bacchantes, et de révérer les albums obscurs de Batteaux, des Rhead Brothers ou de Jim Photoglo comme les chefs d’œuvres qu’ils sont.

Le groupe qui nous intéresse est, comme les plus beaux fleurons du genre, composé de deux frères. Jumeaux identiques, Bobby et Billy Alessi sont nés en 1953 à Long Island, soit le moment et le lieu parfait pour prendre de plein fouet les prestations folles des Young Rascals à 14 ans. Ils forment en 1973 Barnaby Bye avec Peppy Castro, rescapé de la bataille psychédélique avec les Blues Magoos, et Mike Ricciardella, ébouriffant ex-batteur des justement très rascaliens The Illusion. Les deux excellents albums qu’ils sortent en 1973 et l’année suivante voient l’éclosion progressive d’une pop survitaminée qui culminera avec les euphorisantes giclées fluo Tumblin’ in et Damn you girl.

L’album « Touch » se conclut sur So it ends this way, roucoulade moite et prélude à la carrière “solo” des deux frères, qui prendra son envol avec un contrat pour A&M Records. Le label, magnanime comme pouvaient l’être les instances discographiques dans ces années pré-MTV, relocalise le duo à L.A. et le laisse prendre ses marques puis expérimenter en studio avec plusieurs producteurs. C’est avec Bones Howe que la mayonnaise prend, surtout grâce à sa contribution décisive à l’arc en ciel 60’s californien (il a trituré les manettes pour les Mamas & Papas, The Association, 5th Dimension, les Turtles…). Avec Howe comme figure paternelle et son fils et assistant Jeff dans le rôle du complice vingtenaire, ils entrent dans les studios de Wally Heider, dont le staff invente depuis 1969 le son des années 70 : dans cette antre tentaculaire furent engendrés les albums décisifs de CSN&Y, Creedence Clearwater Revival, des Doobie Brothers ou de certains expatriés comme T.Rex. C’est aussi, précisément dans une enclave intime au sein du grand complexe, que McCartney vient de mettre la touche finale à son « Venus and Mars ». C’est assez pour que les frères Alessi, dévots forcenés des groupes B initials (Beatles, Beach Boys, Bee Gees et Badfinger en tête), se ruent dans le studio comme des enfants jouant un cache-cache savant dans une forêt de potentiomètres. Les sessions s’enchaînent et voient défiler d’illustres requins, aussi bien des vieux routards comme le protéen Hal Blaine ou l’arrangeur Mike Melvoin, que l’avant-garde stéroïdée représentée par l’inénarrable Jeff Porcaro.

L’album paraît au printemps 1976. Le succès n’est pas instantané, mais il pointera son nez par une de ces charmantes correspondances transatlantiques dont l’histoire de la pop est truffée : le titre « Oh Lori » est massivement diffusé à la radio anglaise, incitant alors la maison de disque à en faire un single. Single qui cartonnera un peu partout, même en France, et qui gratifiera le groupe de l’inestimable honneur d’avoir sa page personnelle sur le site de radio Nostalgie.

Oh Lori, écrit par Bobby pour sa compagne et future femme, n’est pourtant pas caractéristique de l’album, dont il est le seul titre jazzy, et bien que sa composition soit irréprochable, son ton badin de swing mondain jure un peu avec les joyaux stratosphériques qui constellent l’album.

Il faut s’attarder sur le titre d’ouverture, Do you feel it. La longue introduction, neverland synthétique, songe d’enfance agité où des immeubles nimbés de lune semblent prendre vie, laisse place à un brutal réveil orgiaque, précipité par les éclaboussures stridentes du guitariste Dennis Budumir et les énormes breaks de batterie de Hal Blaine, dont on s’étonne qu’ils fussent à peine pillés par les ragondins à capuche du « mouvement hip-hop ». Au dessus de ce festin volettent les inextricables harmonies des deux frères. Puis c’est l’enfilade de perles : You can have it back qui calme le jeu, mid-tempo lascif ponctué de feulements chafouins à la Barry Gibb, I was so sure, chanson de l’imminence dont le refrain compte moins que l’ascension impérieuse du couplet qui y mène, frémissant comme les trop nombreuses secondes qui précédent l’apparition de l’être aimé dans le chambranle de la porte, Big deal (live without you) et sa mécanique rétro calibrée Brill Building, sauvé du stylisme référentiel par la finesse de sa progression d’accords, Too long to forget, notre préférée, canevas tortueux qui tresse la félinité des productions Willie Mitchell avec le bubblegum le plus primesautier, Sad songs, mélodrame cireux d’une insondable langueur, Joanna, léger et acidulé comme une gorgée de 7up, enfin le titre de clôture, Seabird, sublime fable mélancolique, à peine portée par une boîte à rythme de synthé et un piano électrique, lettre d’adieu déposée sur un oreiller, chanson si prégnante que les deux frères baptisent le bateau de plaisance sur lequel ils se reposent de leurs sessions du nom de ce chef d’œuvre intimiste.

Alessi Brothers & Andy GibbDe manière assez prévisible, le succès est retentissant auprès du public teenager, les arguments physiques des jumeaux ne gâtant rien. Ils jouent alors le jeu des magazines pour adolescents dont ils deviennent la nouvelle coqueluche. Cette drôle de reconnaissance atteint son pinacle lorsque les deux frères rejoignent Andy Gibb pour la tournée promotionnelle de son album « Shadow dancing » qui les voit se produire dans 50 stades à travers tout le territoire américain, marathon entrecoupé de showcases dans des magasins devant lesquels s’impatientent des centaines de cœurs roses battant la chamade. C’est dans ce registre que se déroule la carrière du duo, qui enregistre quatre autres albums, toujours très bons mais de moins en moins indispensables, jusqu’à l’orée des années 80 et la mise en veille de leur carrière discographique.

Revenons un dernier instant à ce glorieux premier jet de 1976 : l’arrière de la pochette représente les deux frères devant une haie, légèrement déhanchés, en maillots de corps et pantalons blancs. A gauche, presque hors-cadre, deux jeunes filles tout droit sorties d’un teen movie les reluquent, boudeuses et l’air d’en attendre plus. Les deux garçons (on a du mal à voir en eux des hommes) semblent être nés sur ce gazon biblique, en costume d’Adam et Adam, et cette image en dit long sur la troublante impression de virginité qui émane de ce disque une quarantaine d’années après sa création.

Thanks to the Alessi brothers for their time and kind answers.

Alessi Back cover

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