Les plus grands artistes anglais des années 90 n’étaient pas à aller chercher dans la britpop, ce mouvement plaisant mais passéiste, mais bien du côté des bidouilleurs de claviers et des tripoteurs de machines : chez Paul et Phil Hartnoll d’Orbital par exemple, les auteurs du merveilleux “In Sides“.

Vingt après leur heure de gloire, les acteurs de la techno anglaise des années 90 font figure de dinosaures. Il y a un côté un peu triste dans ce constat : la musique d’artistes tels que Global Communication, Goldie, KLF, Aphex Twin, Future Sound of London ou Underworld – liste non exhaustive – me paraît être presque aussi marquante que celle de groupes majeurs comme les Byrds, les Who ou les Beatles, des groupes importants qui ont pu miser sur la scène et leur charisme pour cartonner, contrairement aux artistes cités précédemment et que personne ne reconnaît quand ils vont promener le chien ou vont au supermarché le samedi matin avec bobonne et les gosses.

La techno incarnait alors une forme d’utopie communautaire et futuriste et maintenant, ses principaux acteurs approchent de la cinquantaine, bedaine et chaussures à bouts carrés en plus : les idéaux d’alors ont été un peu malmenés depuis.

Pour autant, leur musique ne s’est pas ringardisée : cette courte période d’une demi-décennie aura laissé un paquet de chefs-d’œuvre, dont l’oublié “In Sides” des deux frères Hartnoll d’Orbital. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le nom du groupe n’avait pas spécialement de connotation spatiale – qui était déjà un peu ringarde à l’époque – mais faisait référence au périph londonien, à proximité duquel se tenaient les raves où le groupe a démarré, à l’instar The Prodigy et Carl Cox.

Ne vous laissez pas rebuter par la mochette de cet album – le mec qui l’a conçue s’appelle John Greenwood et je doute fort que ça soit le guitariste de Radiohead même si le résultat est aussi laid que les pochettes des disques des cinq crânes d’œuf d’Oxford – car la musique d’Orbital ne demande guère d’effort pour être apprivoisée.

Dans le cas d’”In Sides”, le choc dès l’ouverture de The Girl with the Sun in her Head est immédiat, ces battements de cœur qui introduisent l’un de mes coups de foudre musicaux les plus mémorables. Des années après, le plaisir que j’éprouve en entendant ces différentes nappes de clavier entrelacées est intact. Cette composition très riche a été écrite en la mémoire d’une amie des deux frères Hartnoll, la photographe Sally Harding, qui a immortalisé à l’époque Opus III ou Aphex Twin, ses clichés sont faciles à dénicher sur le net. Opus III, c’est le groupe qui a sorti un one hit wonder : le mélancolique It’s a Fine Day qui a été justement samplé par Orbital pour Halcyon, un de leur hit de 1993. Que les plus de 30 ans aillent faire un tour sur YouTube redécouvrir ces madeleines du passé.

La techno est l’art de l’économie, de la sobriété : avec cette longue et riche séquence de dix minutes, Orbital donne le ton de l’album et propose une musique mélodique, sophistiquée et parfaitement arrangée. Parfois baroque, même. Les Hartnoll touchent la grâce l’espace d’un album – il y a des tas d’autres choses hautement recommandables dans leur discographie, notamment leurs deux premiers albums – et tuent symboliquement le mouvement qui les porte. Nous y reviendrons mais permettez-moi de digresser un instant : s’il y a un truc génial avec la musique électronique, c’est que le cerveau humain peut en écouter les mêmes pistes en boucle sans en ressentir de lassitude, contrairement à la pop et au rock et plus généralement aux chansons dont la structure est marquée par des couplets, un refrain, un pont, un solo, un refrain encore… Même la plus belle chanson du monde s’érode au fil des écoutes : le cerveau l’apprivoise et s’y habitue. Au bout d’un moment, la magie opère moins et l’effet de sidération que peut susciter une chanson pop parfaite s’amenuise et perd de son éclat au fur et à mesure.

La longueur des morceaux de musique électronique donne du temps au temps et est propice à la rêverie, la structure est moins normée que dans le rock – même si celle-ci se base presque systématiquement sur l’ajout et le retrait de pistes -, il n’y a pas de paroles faisant rimer “together” avec “forever” et, chose importante, elle est débarrassée de toute cette mythologie rock n’ roll qui paraît datée en 2018 : la musique ne se suffit qu’à elle-même, aidée en cela par l’anonymat relatif de ses compositeurs.

Ce merveilleux album d’Orbital traverse donc le temps, mais je manque d’objectivité pour le coup : je le connais parfaitement et je suis incapable de dire s’il a bien vieilli ou non depuis vingt-deux ans. Mais ma capacité d’émerveillement à son écoute est intacte. A vrai dire, je n’aime réellement que quatre morceaux sur cet album : le premier donc, et les trois derniers, pour faire simple. Je ne déteste pas le reste mais toute mon attention se porte sur les morceaux suivants The Girl With The Sun In Her Head (dont j’ai parlé plus haut si vous avez suivi), Adnan’s et Out There Somewhere? Part 1 et Out There Somewhere? Part 2. Les deux dernières compositions citées forment un même et long mouvement de 23 minutes.

La coda de l’album est probablement la séquence musicale la plus belle que je connaisse et dont je ne m’en lasserai jamais, elle m’évoque des voyages célestes et lumineux. Si des aliens venaient à débarquer sur notre planète et qu’ils demandaient à ce qu’on leur fasse découvrir un échantillon de notre culture, voici ce qu’il faudrait leur faire écouter… Quel grand honneur cela serait, avant qu’ils ne nous inféodent ou nous dévorent la cervelle et les entrailles. Une voix féminine accompagne certains morceaux et est créditée sous le nom de “Auntie” : ce n’est autre que Alison Goldfrapp, méconnue à l’époque (son premier album est paru en 2000).

C’est un fait bizarre mais Orbital n’a jamais vraiment percé en France.

J’aimerais bien sûr que ces quelques lignes changent la donne, et qu’ils vont enfin percevoir les royalties qui leur sont dûs. La sincérité d’Orbital me touche car leur démarche consistait à réaliser ce disque grâce à l’énergie solaire : il n’y a pas de cynisme ou ce détachement qui a marqué l’électro minimale des années 2000. Cet album est la dernière parenthèse d’une période extrêmement féconde ouverte avec l’acide house vers 1988 : tout ce qui a suivi “In Sides” m’est apparu plus noir, moins spontané. Je suis persuadé que la composition modifiée de l’ectasy (plus forte, plus coupée) a eu une incidence sur la musique, bien plus dure et violente. Un an après, c’était la baudruche “The Fat of the Land”, rouleau compresseur big beat, qui triomphait dans les charts, tellement moins subtil que les disques des pionniers The Orb ou Orbital justement.

La techno s’est débarrassée de ses idéaux ensuite, s’ouvrant à un public plus large. Qui est allé à des grand-messes technos ou des festivals saura de quoi je parle : plus grand chose ne lie le public. Le paradoxe est que cette musique futuriste a générée aussi un mouvement passéiste avec ses fans de synthés vintage ou les mecs criant au loup à la vue d’une clef USB remplaçant la caisse de vinyles. La musique novatrice d’Orbital a précédé également le retour du rock des Strokes et des White Stripes : quel formidable retour en arrière ! Comme si les artistes du Quattrocento avaient ouvert la voie aux peintures rupestres des Grottes de Lascaux, toutes proportions gardées. « In Sides » m’accompagnera encore un bon moment, ses compositions sophistiquées touchent au cœur et font naître des émotions complexes : c’est là tout ce qu’on demande à la musique, le reste n’a finalement pas d’importance.

9 commentaires

  1. Merci pour cet article ! Je ne suis donc pas le seul à vénérer ce disque, la longue plage out there somewhere est extraordinaire ! Une sorte de 2001 l’Odyssée de L’espace de la techno

  2. Pour écouter faut gober..
    C’est pas sortie la même année que le Danny Boyle sur sa plage abandonné ce truc?
    A l’époque on t’offrait l’ascenceur pour l’écouter

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